Tunisie : consultants au noir au nom d’Allah
Quand de jeunes chômeurs tunisiens proches des mouvances islamistes se taillent un emploi sur mesure avec la foi pour viatique.
Attablé à un café de la Mohammedia, dans la banlieue sud de Tunis, Anouar ne chôme pas. Ici, comme à la mosquée, il est sur son lieu de travail. Depuis quatre mois, il s’est improvisé consultant et médiateur. Avec une vague licence d’arabe en poche, il a rejoint, avant la révolution, la cohorte des 500 000 chômeurs que comptait la Tunisie et a été séduit par les prêches religieux puis par la propagande salafiste clandestine, qui symbolisait à ses yeux le nec plus ultra de la rébellion.
Médiateurs
Aujourd’hui, à 31 ans, ce n’est pas un militant, mais il arbore une barbe imposante qui le vieillit et impressionne. « J’applique les principes des premiers musulmans, mais j’ai aussi besoin, pour mes activités, d’être pris au sérieux », explique Anouar, en notant soigneusement tous ses rendez-vous dans un petit carnet. Il fait désormais figure de sage du quartier et dispense ses conseils à qui le sollicite. « Les gens sont fatigués, et les tensions familiales fréquentes. J’aide par mes conseils à résoudre les crises conjugales, les différends entre parents et enfants ou entre voisins. Avec la tempérance de l’islam, je peux désamorcer les conflits ; c’est une mission au nom d’Allah. On ne peut refuser de faire le bien quand on le peut », se justifie, avec fausse modestie, celui qui est devenu populaire en se créant un emploi de médiateur à temps plein. « C’est un soutien précieux ; en plus, il est désintéressé ; chacun lui donne une obole pour la mosquée », déclare un père de famille convaincu qu’Anouar peut empêcher son fils de tomber dans la délinquance. Goguenard, un client du café note que « les 40 à 50 euros, non déclarés, qui vont dans la poche d’Anouar ne finissent pas dans les caisses de la mosquée, mais il faut bien gagner sa vie ! »
Comme Anouar, beaucoup de chômeurs proches des mouvances islamistes se sont taillé un emploi sur mesure, avec à la clé un rôle social gratifiant. Enseignants bénévoles dans les écoles coraniques de quartier, ils assurent aussi un soutien scolaire auprès des démunis ; ils y gagnent un certain prestige, prennent de l’assurance et s’imposent pour résoudre des problèmes administratifs. Ils jouissent d’un tel crédit qu’ils se voient donner des blancs-seings ou sont sollicités pour être témoins d’actes notariés privés.
Omniprésents
Dans tous les cas, ils présentent leur démarche comme étant l’un des commandements de la religion, ce qui leur permet d’intervenir sans que personne n’ose contester. À Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie, ils régulent même le commerce ; ils empêchent la contrebande, organisent le réseau de commerçants ambulants et interviennent fermement contre les braquages et le détournement de camions chargés de matériaux de construction. « Ils veillent au grain, rétablissent l’ordre. La police est absente. En prenant le relais, ils nous rassurent. Aussi est-il normal que leurs services soient rémunérés », soutient Raouf, un cimentier de la région.
Ils débrouillent les petits litiges et les problèmes administratifs… tout en prêchant la bonne parole.
Beaucoup louent ces initiatives qui tendent à rétablir la paix sociale. « Après la révolution, les omdas, véritables régisseurs de quartier, ont disparu. Ils étaient pour la plupart véreux et à la botte du ministère de l’Intérieur et du parti au pouvoir, mais ils étaient utiles pour débrouiller les petits litiges et certains problèmes administratifs. Ces jeunes les remplacent ; ils semblent dévoués et apportent une aide indéniable. Qu’ils en profitent pour prêcher la bonne parole est normal », estime Ahmed, épicier dans la cité populaire de Bhar Lazreg, près de La Marsa. D’autres, plus réticents, considèrent que mettre des inconnus au fait d’affaires personnelles n’est pas sans risque. « La barbe n’est pas un sésame ni un signe de compétence. Ces initiatives, apparemment louables, créent un système dans le système ; on va finir par se passer des institutions de l’État. À Tataouine, depuis qu’il n’y a plus de police, ils maintiennent l’ordre. C’est sans doute généreux, mais cette manière de s’immiscer partout en se référant à la solidarité entre musulmans finit par être incommodante. S’ils veulent faire de l’humanitaire, qu’ils aillent s’occuper des réfugiés de Choucha [camps de réfugiés dans le Sud, NDLR] », tempête un instituteur du quartier Ettadhamen, à Tunis.
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