L’agroécologie, l’avenir de l’Afrique ?
Les tensions liées à l’accès à la terre et l’usure de sols trop sollicités par une agriculture intensive ne cessent de croître. Pour y remédier, il faut miser sur des pratiques écologiques, fondées sur les savoir-faire locaux.
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Kako Nubukpo
Économiste, commissaire chargé de l’agriculture, des ressources en eau et de l’environnement à l’Uemoa
Publié le 3 janvier 2023 Lecture : 5 minutes.
L’Afrique en 2023
Élections, transitions, chantiers économiques, enjeux sociétaux… Toutes les clés pour comprendre les défis qui attendent le continent.
Ne nous voilons pas la face. Fini les défis sans agenda, il nous faut une stratégie ! Fini de croire que nous couvrirons l’Afrique de tracteurs, d’engrais chimiques, d’OGM et de produits phytosanitaires, de davantage de plantations « exotiques » et de splendides pivots d’irrigation. Nous sommes, paraît-il, le continent qui se prête le plus à l’extension des surfaces cultivées – malgré leur doublement, depuis 1975, en Afrique de l’Ouest. Des États, des multinationales, des bourgeoisies nationales achètent nos terres ou se les accaparent, c’est selon.
Mais, primo, ces acquéreurs se livrent sur ces sols à une exploitation aussi intensive (et énergivore) que toxique pour leur fertilité sans pour autant offrir beaucoup d’emplois ni investir localement. Les « pôles d’émergence » de l’agrobusiness et la contractualisation avec une masse d’agriculteurs ne sont qu’une illusion opportuniste, qui se multiplie sans apporter la démonstration de son efficacité. Ces pôles exporteront, mais ne nourriront pas le peuple.
Précieux atouts environnementaux
Secundo, nous devons protéger nos forêts, nos cours d’eau et nos pâturages, faune et flore sauvages incluses. Nos sols « tropicaux » si fragiles et déjà si dégradés l’exigent. Le climat mondial et la biodiversité réclament, eux aussi, cette protection… et l’obtiendront si la communauté internationale contribue significativement au maintien et à la croissance de ces précieux atouts environnementaux.
Tertio, ces espaces convoités « appartiennent » de fait à des communautés existantes. Les tensions, déjà partout présentes, pour l’accès à la terre, notamment entre des cultivateurs et des éleveurs toujours plus nombreux, ne feront que croître, de même que s’étendra le chaos provoqué par les conflits civils et militaires qui s’en alimentent, au Sahel ou en Afrique centrale.
Dernier point majeur : en 2050, nous devrons employer, nourrir et faire vivre dignement 1 milliard d’êtres humains de plus. Les villes craquent sous le poids de l’urbanisation, et les emplois dits informels ne s’y multiplient plus. Partout sur le continent, les jeunes crient leur manque d’avenir. Après quarante années de priorité donnée aux villes, les pouvoirs en place s’inquiètent, à juste titre. Or, contrairement à des modèles inspirés de l’agroécologie, le système éco-socio-productif agricole conventionnel est dans l’impasse, et les paysans, qui nourrissent encore 80% de la population, forment toujours les trois quarts de sa frange la plus pauvre.
Intérêt collectif
Trois conclusions en découlent, convergentes. L’emploi agricole et l’emploi rural non agricole doivent devenir prioritaires. Il faut que les terres agricoles gagnent en productivité, et, en même temps, que savanes et forêts soient sauvegardées. Les pratiques inspirées de la science agroécologique, sobres en tout mais intensives en main-d’œuvre, doivent être généralisées. C’est « l’intensification agroécologique » que j’appelle de mes vœux, et qui dépend de notre volonté.
Quelque 83% des exploitants agricoles africains (qui se comptent par centaines de millions) fournissent encore 90% de la production tout en possédant moins de 2 hectares de terres. Leur rendement moyen est, la plupart du temps, inférieur à 1 tonne par ha (soit de quoi nourrir 3 à 5 personnes par ha).
Intensifier, c’est augmenter la productivité des sols, avec l’objectif de doubler au minimum le rendement moyen à l’hectare des plantes alimentaires, et de valoriser d’autres usages (élevage, pharmacopée, cosmétiques, bois de cuisson, construction, matériaux et outils).
Les agricultures et les élevages familiaux d’Afrique peuvent développer des pratiques agroécologiques en s’appuyant sur des atouts qui n’ont pas totalement disparu : le sens de la terre et de l’intérêt collectif ; des savoirs communs, qui existent encore dans les esprits et les pratiques, aussi bien pour le sol que pour l’eau, les forêts et les savanes ; un savoir-faire ancestral local ; des espèces et des variétés adaptées de longue date ; des associations de cultures à l’efficacité éprouvée…
Le soleil, une source d’énergie gratuite
Le couvert végétal doit être varié, entretenu, permanent, stratifié de bas en haut : entre, par exemple, sorgho ou légumineuses, caféiers ou cacaoyers et arbres de grande hauteur. Le bétail, qu’il appartienne aux cultivateurs ou à des éleveurs nomades ou semi-sédentaires qui passent contrat avec eux territoire par territoire, profite de la biomasse végétale que nous ne mangeons pas, et la restitue, digérée, sous la forme d’une matière organique humique nécessaire à la croissance des plantes cultivées.
Il faudra faire un usage intensif du soleil, qui fournit gratuitement l’énergie nécessaire (photosynthèse et énergie renouvelable) ; de l’air, qui apporte tout aussi gratuitement le carbone (C du CO2) et l’azote (le N des protéines) qui structurent les plantes ; des plantes légumineuses, également, sur les racines desquelles l’azote se fixe ; de l’eau, retenue par une couverture et un travail du sol adaptés.
Matières organiques (plantes, feuilles d’arbres et déjections animales), sol et sous-sol (P et K) apporteront ainsi les minéraux que l’on va chercher aujourd’hui dans les sacs d’engrais (N, P et K) sur des sols devenus simples supports, inertes à force de recours excessif à la chimie. Les remplacent reforestation naturelle spontanée, diversification des cultures, préservation des plantes et de la faune alentour, allongement des périodes de rotation, toutes choses qui réduisent les plantes indésirables et les parasites que des prédateurs naturels spécifiques peuvent par ailleurs combattre. Les techniques et les matériels low tech et high tech adaptés d’ailleurs se multiplient.
Ainsi l’on stockera énormément de biomasse, et donc du CO2 et de la biodiversité sur – et sous – le sol ; ainsi, l’on atténuera le dérèglement climatique mondial, dont l’Afrique n’est d’ailleurs pas responsable, et nous y résisterons mieux (c’est la fameuse « adaptation »).
Que fait la communauté internationale ?
Quelles sont les conditions pour y parvenir ? Outre la protection commerciale à accorder à des producteurs qui doivent pouvoir enfin vivre de leur activité auprès des consommateurs de leur pays, la mise en œuvre de politiques publiques ambitieuses s’impose : sécurisation de la propriété foncière ; gestion collective des « communs naturels » (terres, rivières, forêts…) ; investissements massifs dans les nouveaux systèmes de production (formation, crédit, matériel, stockage…) ; aide alimentaire aux citadins les plus pauvres ; services publics d’envergure dans les zones rurales pour y offrir les attraits de « la vie moderne » : éducation, santé, énergies renouvelables, les EnR étant aujourd’hui rentables et devant être financés en priorité par l’épargne inutilisée des classes moyennes africaines.
Quant au financement, comment ne pas demander à la communauté internationale de respecter, enfin, ses anciens engagements (Aide publique au développement, Fonds verts et, maintenant, Fonds de réparation des « pertes et dommages » subis en raison du dérèglement climatique) ? Comment ne pas lui demander de contribuer à la future révolution agricole, doublement verte, des paysanneries africaines en rémunérant leurs services environnementaux à leur « valeur pour le monde », qu’il s’agisse de la lutte contre le changement climatique, de l’évitement de migrations redoutées au Nord comme de la résorption de conflits transnationaux largement dus à une pauvreté massive et au manque d’avenir des populations ? Dans une approche positive pour l’Afrique, c’est rendre enfin crédible et accessible l’horizon des ODD pour toutes et tous : 2030, c’est demain ! Ce n’est ainsi qu’une « solidarité rationnelle » à construire entre le Nord et les Suds pour une prospérité partagée.
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