Syrie – Qatar : trouble jeu

Contrarié par le maître de Damas, dont il a longtemps été proche, l’émir qatari Hamad Ibn Khalifa Al Thani a fait de la chute de son ancien ami syrien une affaire personnelle.

L’émir du Qatar et son épouse accueillant le couple présidentiel syrien à Doha, en 2010. © Sipa

L’émir du Qatar et son épouse accueillant le couple présidentiel syrien à Doha, en 2010. © Sipa

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 5 septembre 2012 Lecture : 5 minutes.

Il fut un temps où Cheikh Hamad Ibn Khalifa Al Thani et son épouse avaient le rare privilège de dîner dans l’intimité familiale du maître de Damas. L’émir du Qatar venait en vacances en Syrie, y investissait des milliards et intercédait en faveur de son ami Bachar sur la scène internationale. Un très lointain souvenir. Dans son palais-forteresse, Assad fulmine contre Cheikh Hamad, hier son complice, aujourd’hui son pire ennemi.

À Doha, le bouillant émir semble n’avoir qu’une obsession : abattre le raïs syrien. Milliards, médias, réseaux, il met ses formidables ressources au service de l’opposition la plus intransigeante. Et, depuis qu’il a envoyé ses Mirage donner la chasse au « Guide » libyen, l’ex-champion de la médiation a pris goût au hard power. Le 27 juillet, Reuters cite une source basée à Doha : Qataris, Saoudiens et Turcs ont une base secrète en Turquie qui appuie militairement les rebelles. Le 6 août, Basma Kodmani, ancienne responsable des relations extérieures du Conseil national syrien (CNS), officialisait un fait notoire en déclarant que Doha, avec Riyad et Tripoli, livrait des armes aux insurgés.

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La hargne du micro-État s’est accrue avec la répression : « Du début des événements, le 15 mars 2011, à la fin avril 2011, le Qatar soutient le régime, envoie des médiateurs et Al-Jazira reste discrète », rappelle Ziad Majed, professeur à l’Université américaine de Paris. La tempête va vite balayer les connivences. Assad refuse d’écouter l’émir, qui l’invite à la négociation. Sur la chaîne du Printemps arabe, une voix finit par excéder le Syrien, celle du prêcheur Youssef al-Qaradawi, qui tire à boulets rouges sur le régime. Cheikh Hamad refuse d’obtempérer à la demande syrienne de le museler. Dès lors, les relations ne font que s’envenimer. En mai 2011, affront suprême, Assad menace de confisquer les 6 milliards de dollars investis par le Qatar dans son pays. En juillet, des miliciens prorégime attaquent son ambassade, aussitôt fermée. En novembre, la Ligue arabe, présidée par le Qatar, suspend la Syrie. Janvier 2012 voit l’émir appeler à une intervention militaire arabe. Et quand le Conseil de sécurité de l’ONU investit Kofi Annan d’une mission de paix, Doha ne tarde pas à prôner des alternatives qu’il met aujourd’hui en oeuvre : un soutien militaire aux insurgés afin de faire chuter par la force le dictateur.

Mises en scène

Mais la subversion politique reste son arme privilégiée : en juillet et en août, les défections de l’ambassadeur syrien en Irak et du Premier ministre d’Assad sont habilement mises en scène. Les deux hommes filent à Doha, où l’un déclare qu’Assad est prêt à utiliser les gaz contre son peuple et l’autre dénonce un génocide avec des accents qui rappellent les mises en garde américaines à la veille de l’invasion de l’Irak en 2003. Les deux hommes auraient été récompensés en millions de dollars sur un fonds spécial de 15 milliards créé, selon un diplomate du Golfe, par le Qatar, l’Arabie saoudite et le Koweït.

Pour les pro-Assad, l’émirat poursuit un objectif clair : l’expansion de l’islamisme sunnite.

Quels motifs sous-tendent une telle mobilisation ? George Sabra, porte-parole du CNS, formation d’opposition privilégiée par les Qataris, y voit l’expression d’une solidarité arabo-islamique : « En tant qu’État arabe, le Qatar cherche la stabilité en Syrie et sait que son futur ne peut dépendre d’Assad. » Mais il concède que l’émirat, « comme les autres, fait avancer son propre agenda politique ». Difficile en effet de prêter à cet État absolutiste des intentions uniquement démocratiques, et, comme le souligne Samir Aïta, journaliste franco-syrien et cofondateur du Forum démocratique, autre groupe d’opposition, « il veut créer un schisme à la libanaise, car plus la situation apparaîtra chaotique, moins on se posera de questions sur ses aspects non démocratiques ».

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Pour les pro-Assad comme pour ceux que l’islam politique effraie, l’expansion de l’islamisme sunnite est le projet idéologique qui animerait l’action qatarie. L’émirat soutient le CNS dominé par les Frères musulmans, et ses armes vont surtout aux groupes islamistes comme la brigade Al-Tawhid, qui s’est emparée d’Alep. Pour le régime laïque de Damas, le Qatar serait une chimère du sionisme et du salafisme manipulée par Washington, le sabre courbe d’une croisade pour l’hégémonie occidentale destiné à briser l’arc chiite Téhéran-Damas-Hezbollah.

Doha-Riyad : un axe en pointillé

« Face à l’activisme qatari en Afrique du Nord, les réserves des Saoudiens avaient illustré la rivalité des deux États. Si celle-ci a été mise en veilleuse sur le dossier bahreïni, elle s’exprime en Syrie par le soutien du Qatar aux Frères musulmans, quand les Saoudiens leur préfèrent les salafistes. Mais les deux pays y partagent la volonté d’endiguer l’Iran en le privant de son seul État arabe allié », analyse Karim Bitar, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Depuis plusieurs années, l’activisme de l’émir du Qatar agace Riyad : empêtrée dans ses problèmes de succession, la gérontocratie saoudienne est en retrait. Mais l’Arabie saoudite, qui s’est rapprochée de la Syrie bien avant le Qatar, dispose de puissants réseaux : quand le Premier ministre transfuge, personnage secondaire en Syrie, s’exprimait sur Al-Jazira la qatarie, c’est la saoudienne Al-Arabiya que choisissait l’ami d’enfance d’Assad, Manaf Tlass, après sa défection. L.S.P.

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Leadership

Mais, comme le souligne Ziad Majed, « si les raisons étaient idéologiques, le Qatar n’aurait jamais été ami avec le régime syrien alaouite. Il cherche à jouer un rôle historique, à accroître son prestige et à se ménager une influence dans la Syrie post-Assad ». Aïta précise : « Il faut replacer cet activisme dans le contexte de la montée en puissance économique et politique des pays du Golfe. Le leadership arabe n’est plus détenu par l’Égypte mais par le petit émirat, qui veut fonder un nouveau monde arabe avec l’idéologie des pays du Golfe. »

L’émir n’a en effet jamais caché ses visions panarabes centrées sur l’islam sunnite. Sa puissance financière et une population très réduite lui permettent d’agir à sa guise. Mais il n’aurait pas mobilisé ses forces s’il n’avait été très déçu par Assad. Pour Haytham Manna, dirigeant du groupe d’opposition du Comité national de coordination pour le changement démocratique (CNCCD), « le problème personnel devance l’intérêt politique. L’émir pensait que son amitié avec Bachar lui permettrait d’être l’apporteur de solution. Maintenant, les deux hommes sont engagés dans un combat à mort, et si Assad respire encore dans un an, plus un diplomate qatari ne dormira sereinement à l’étranger ».

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