Maroc : les nouvelles élites « halal » indisposent les anciennes
Dans le sillage de la victoire des islamistes aux législatives sont apparues de nouvelles personnalités au sommet de la société. Au grand dam des anciennes…
Un homme pas vraiment technocrate, mais pieux, arabophone et barbu. Le portrait-robot du (nouveau) ministre marocain ressemble à un cauchemar pour une partie de l’élite et de la bourgeoisie. Bassima Hakkaoui, unique femme du gouvernement Benkirane et titulaire du portefeuille de la Femme et de la Famille, est une universitaire multidiplômée et énergique. Mais son discours conservateur en est devenu encore plus insupportable aux yeux des militantes de gauche ou d’associations féministes. Ces dernières ont joint leurs voix à celles des bourgeoises qui raillaient son voile et sa djellaba à 400 dirhams (36 euros). Huit mois après leur entrée au gouvernement, les nouveaux venus du Parti de la justice et du développement (PJD) sont sous le feu des critiques. Depuis le premier jour, on jauge avec mépris ces dirigeants islamistes inexpérimentés dans les salons de la bourgeoisie, à Rabat ou à Casablanca.
Choc culturel
Petite anecdote : la présence d’un ministre barbu à un cocktail d’une chancellerie occidentale intrigue les invités, parmi lesquels cet avocat qui ne sait plus « quoi faire de sa coupe de champagne ». Parfaitement francophone et bien né, il a dû juger la présence d’un ministre pieux, qui ne boit donc pas, comme une intrusion, une anomalie. « Au Maroc, explique le politologue Omar Saghi, conseillers du souverain et ministres composent un type de dirigeants particulièrement homogène. Études poussées à l’étranger, expérience professionnelle dans les multinationales », un relatif « entre-soi » qu’accentuent encore les stratégies matrimoniales des grandes familles de Fès, Casablanca ou Rabat
En face, de nouvelles élites, qui frappent de plus en plus bruyamment à la porte depuis la victoire du PJD aux législatives, semblent dessiner un parfait contrepoids. De formation locale, le plus souvent scientifique, doublée d’études islamiques, elles sont les purs produits de la politique d’arabisation de l’enseignement. Car au Maroc, comme chez les voisins maghrébins, la langue est un facteur de différenciation sociale. Dans un pays où l’État a de facto sous-traité la formation de ses élites à la France, qui maintient un réseau culturel et scolaire exceptionnel, la maîtrise du français ouvre la porte des plus hautes fonctions. « Pas besoin de lire Bourdieu pour comprendre que la langue agit comme un marqueur statutaire au Maroc », souligne Abdellah Tourabi, chercheur à Sciences-Po et spécialiste de l’islamisme marocain.
Au printemps dernier, la bataille autour du cahier des charges de la chaîne de télévision 2M a tourné au bras de fer entre francophones et arabophones. D’un côté, les patrons des chaînes de télé, avec à leur tête un proche du Palais, Fayçal Laaraïchi, actuel patron de la Société nationale de radiodiffusion et de télévision (SNRT). De l’autre, le ministre de la Communication, Mustapha El Khalfi, protégé du chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, et ancien directeur du journal Attajdid. Le projet de feuille de route télévisuelle prévoyait de réduire la visibilité du français à l’antenne, d’interdire la publicité pour les jeux de hasard et de diffuser les cinq appels à la prière chaque jour. Tollé dans les médias francophones, soutien massif aux « réformes » du ministre islamiste dans la presse en arabe, l’élite de la société a étalé ses divisions avant que le roi ne siffle la fin de la récréation.
Mustapha El Khalfi, ministre de la Communication.
© DR
Gradualisme
La liste du gouvernement dévoilée le 3 janvier a introduit de nouveaux toponymes dans les biographies ministérielles. Inezgane, Ifrane Atlas Seghir, Sidi Bennour, Bouarfa évoquent de lointains cours de géographie. Ces lieux de naissance indiquent aussi une petite révolution politique. Longtemps considéré comme un mouvement citadin, l’islamisme marocain se donne à voir comme une force représentant le Maroc profond, sans complexe. « Le PJD a saisi une opportunité politique, c’est-à-dire le contexte régional du Printemps arabe, analyse Abdellah Tourabi. Longtemps ajournée, sa victoire électorale couronne un long processus d’intégration graduelle. »
Constitué en parti juste avant les législatives de 1997, le PJD a d’abord choisi de brider son appétit en ne couvrant qu’une petite moitié des circonscriptions. Cette stratégie d’autolimitation dure dix ans et permet l’émergence d’une petite élite issue pour l’essentiel de groupuscules islamistes comme la Chabiba Islamiya. Cette génération de fondateurs (Abdelilah Benkirane, Saad Eddine El Othmani, El Mustapha Ramid) a été réélue sans discontinuer depuis. Elle s’est progressivement renforcée avec l’arrivée de militants professionnels, aujourd’hui quadras au profil un peu plus technocrate (les ministres Abdelaziz Rebbah, Najib Boulif, Abdelkader Amara). La dernière vague voit actuellement le recrutement de technocrates islamisés qui ne se reconnaissent pas dans les autres partis (le ministre délégué Idriss Azami El Idrissi, l’ancien maire de Tanger Samir Abdelmoula, le juge trublion Jaafar Hassoune).
Le ministre de l’Industrie, du Commerce et des NTIC, Abelkader Amara (lunettes noires), et Lahbib Choubani, ministre chargé des relations avec le Parlement et la société civile.
© Alexandre Dupeyron
"Amateurs"
Nouvelles venues dans un monde où les places sont chères, les élites islamistes sont accueillies avec scepticisme. Au Parlement, où siègent désormais dans l’opposition les gestionnaires d’hier, les débats sont parfois houleux. Trois principaux partis apportent la contradiction au PJD sous la coupole : le Rassemblement national des indépendants (RNI), parti de notables par excellence, créé en 1978 par Ahmed Osman, gendre de Hassan II ; plus récent, le Parti Authenticité et Modernité (PAM), fondé en 2008 par Fouad Ali El Himma (proche parmi les proches du roi, dont il est désormais le conseiller officiel, il en a fait une redoutable machine électorale) pour contrer le PJD ; enfin, l’Union socialiste des forces populaires (USFP), qui a dirigé de 1998 à 2002 le gouvernement d’alternance, mettant fin à des décennies de conflit avec la monarchie. Fortes de leur expérience, ces trois formations ne se privent pas de pointer l’« amateurisme » des islamistes, avéré en regard du pedigree des conseillers royaux.
Il est vrai que les ministres PJD n’ont aucune expérience du gouvernement. Deux exceptions cependant : Abdelaziz Rebbah (Équipement et Transport), ancien conseiller technique de l’ex-Premier ministre Driss Jettou, et Idriss Azami El Idrissi (délégué au Budget), déniché par Benkirane au sein de l’administration des Finances. Tous les autres doivent leur poste à leur parcours au sein du parti, et surtout au Parlement. Contrairement à Al Adl Wal Ihsane, l’autre grand mouvement de l’islam politique marocain, le PJD n’a pas cherché à noyauter les organisations syndicales, étudiantes ou culturelles. Le syndicat de l’Union nationale du travail au Maroc (UNTM), proche du parti, est bien implanté dans l’Éducation nationale, où le parti charrie les votes qui allaient jusque-là à gauche, notamment à l’USFP.
Abdelaziz Rebbah, ministre de l’Équipement et des Transports.
© Alexandre Dupeyron
Rivalités
C’est dans cette migration des votes qu’il faut chercher les causes profondes de la décision du grand parti de gauche de ne pas rejoindre la coalition gouvernementale menée par le PJD. « Les islamistes braconnent sur nos terres, on n’allait quand même pas les aider », admet ce dirigeant socialiste. Aujourd’hui, la rivalité entre anciennes élites (plutôt libérales ou de gauche) et nouvelles (largement islamistes ou conservatrices) semble à son apogée, mais elle n’est pas insurmontable. « Le système s’est toujours ingénié à intégrer graduellement les élites nouvelles au sein des notabilités installées, rappelle Omar Saghi. La "tension" entre élites dominantes et émergentes s’est toujours résorbée de cette manière – aussi bien pour les militants socialistes que pour les nouveaux entrepreneurs économiques. » Mais après avoir avalé les socialistes dans les années 1990 et opéré dans la foulée une OPA sur le mouvement des droits de l’homme, le pouvoir marocain saura-t-il mener à bien la « notabilisation » des islamistes ? « Le pouvoir n’a plus assez de postes à distribuer », conclut Omar Saghi.
Business
Le PJD attend encore de tirer profit de sa victoire électorale pour séduire les élites économiques. Pour Tarik Hari, chercheur au Centre marocain des sciences sociales (CM2S), « l’argent n’a pas d’odeur ». Généralement, les patrons choisissent la proximité avec le Palais. « Dans les années 1980, poursuit-il, les patrons se tournaient vers les partis dits de l’administration, l’Union constitutionnelle (UC) ou le RNI. Certains se sont rapprochés de l’USFP, mais après la normalisation des socialistes. » Le PJD est aujourd’hui un parti normalisé. Dans les années 2000, il a noué des liens avec les milieux d’affaires grâce à l’entregent de l’ancien patron des patrons Abderrahim Lahjouji (1994-2000). Ce dernier a même conclu, en 2007, une alliance entre son mouvement (Forces citoyennes) et le PJD, contribuant à dédiaboliser les islamistes.
L’apaisement passe par la "notabilisation" des islamistes
En parallèle, les députés islamistes au Parlement se sont construit une image de libéraux, à l’image de l’AKP turc. « En réalité, la comparaison avec les islamistes turcs au pouvoir est surtout flatteuse pour leurs homologues marocains », tempère Tarik Hari, qui note que le PJD n’a pas bâti d’alliances avec une bourgeoisie industrielle. Tout juste peut-on noter la sympathie de certains patrons pour le parti : Mohamed Horani, président sortant de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), Miloud Chaabi, première fortune privée du royaume et patron pieux, Samir Abdelmoula, héritier de l’armateur Comarit. « Les patrons ne sont pas méfiants. Ils ont des besoins corporatistes et attendent des islamistes qu’ils traduisent dans les faits leur discours pragmatique », note le chercheur. Contrairement aux banques islamiques, les patrons ne prêtent pas sans intérêt(s).
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