Patrimoine : l’Afrique sous protection

Coûteuse et contraignante, l’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco n’incite guère les États du continent à protéger leurs sites historiques ou naturels. Un pas que certains osent pourtant franchir et qui peut se révéler au final lucratif.

La Casbah des Oudayas, à Rabat au Maroc. © Sylvain Sonnet/Hemis.fr

La Casbah des Oudayas, à Rabat au Maroc. © Sylvain Sonnet/Hemis.fr

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 29 août 2012 Lecture : 6 minutes.

Rabat, antique capitale marocaine et ses quartiers européens, Ounianga, une mosaïque de lacs multicolores scintillant sur l’ocre du Sahara tchadien, Grand-Bassam, première cité coloniale de Côte d’Ivoire posée entre lagunes et océan, la Sangha, vaste forêt vierge peuplée d’une faune mystérieuse aux confins du Cameroun, du Congo et de la Centrafrique, et la savane accidentée et semée de villages traditionnels du pays Bassari, dans le sud du Sénégal : en 2012, les cinq sites d’Afrique candidats à l’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco ont tous été couronnés. Deux sites culturels, deux sites naturels et un site mixte qui illustrent l’extraordinaire diversité de l’Afrique.

L’idée de protéger le patrimoine à l’échelle mondiale est apparue après la Première Guerre mondiale, mais elle n’a pris forme qu’à la fin des années 1950, en Afrique justement, avec le sauvetage spectaculaire des temples égyptiens d’Abou Simbel, qui menaçaient d’être submergés par le lac du barrage d’Assouan. Guerre et développement, aujourd’hui plus que jamais, ces propres de l’homme menacent son patrimoine, tant naturel que culturel, et ces deux phénomènes ont bouleversé le visage de l’Afrique à l’ère contemporaine : près de la moitié des sites classés sur la liste du patrimoine mondial en péril s’y trouvent (Voir encadré). Répertorier, restaurer et conserver l’héritage de l’humanité, c’est la finalité de la convention du patrimoine mondial, adoptée en 1972 et ratifiée par 189 pays à ce jour.

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Créée par cette convention, la liste du patrimoine mondial est l’inventaire revu annuellement des sites qui présentent une « valeur universelle exceptionnelle ». Un « concept difficile à cerner », de l’aveu de l’organisation. Néanmoins, dix critères de sélection ont été retenus, tels que « représenter un chef-d’oeuvre du génie créateur humain » ou « des phénomènes naturels ou des aires d’une beauté naturelle et d’une importance esthétique exceptionnelles ». Satisfaire un seul de ces dix critères permet de prétendre à l’inscription.

L’Afrique sous-représentée

Avec ces cinq nouvelles nominations africaines, le continent compte maintenant 126 sites estampillés patrimoine mondial. Mais il est sous-représenté par rapport aux autres régions du monde : occupant le cinquième des terres émergées, il ne représente que 13 % des 962 sites classés par l’Unesco. Berceau de l’humanité, l’Afrique a pourtant été son premier héritage. Elle a porté ses premières empreintes et vu ses premières industries. Tous les climats et tous les reliefs y ont façonné des paysages grandioses et donné naissance à une des plus riches biodiversités au monde. Pourquoi compte-t-elle alors si peu de sites classés ?

Si l’inscription est avidement recherchée, elle est tout d’abord coûteuse et contraignante. La candidature demande un travail très minutieux de recherche et de cartographie : le dossier d’inscription doit être un inventaire du site et un plan de gestion détaillé qui guidera l’application des mesures de protection et la mise en valeur de ce site pour les décennies à venir. Un dossier incomplet ou imprécis, et le candidat peut se retrouver recalé. Ainsi, Rabat a été candidat pour la première fois au milieu des années 1990 et lauréat près de vingt ans plus tard : la cité impériale a dû se conformer aux recommandations des experts d’étendre la zone de protection – initialement restreinte aux anciens quartiers arabes – à la casbah des Oudayas et à la ville coloniale. Et le dossier aurait pu être de nouveau renvoyé si les autorités n’avaient pas accepté de joindre la vieille ville voisine de Salé à la zone tampon (zone de protection moins stricte). En Côte d’Ivoire, Grand-Bassam avait essuyé un échec pour des raisons similaires en 2009. En revanche, cette année, le comité de l’Unesco a passé outre à l’avis des experts préconisant le renvoi du dossier sénégalais sur le pays Bassari.

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Une fois l’examen réussi, l’effort matériel de l’État qui soumet la candidature doit redoubler : par sa démarche il s’engage en effet à assurer la restauration, la mise en valeur et la protection du site labellisé. Certes, un Fonds du patrimoine mondial a été créé pour aider les pays en développement à financer ces opérations, mais il ne dispose que de 3,2 millions d’euros par an, quand le devis des actions prioritaires pour le seul site de Grand-Bassam s’élève à 19,6 millions d’euros. Enfin, le développement reste la priorité de l’Afrique, et la protection du patrimoine peut apparaître comme un luxe de pays industrialisés et citadins. Les interventions sur les sites classés sont très réglementées : dans des pays où la croissance urbaine est exponentielle, la protection de vastes quartiers entrave la construction de logements adaptés aux réalités démographiques. « Malgré les recommandations des organisations consultatives, les autorités n’ont pas voulu inclure la médina de Salé dans la zone de protection maximale du site, car elles ont d’importants projets de construction sur cette rive-là du Bouregreg », explique à titre d’exemple Abderrahim Kassou, membre de l’association marocaine Casamémoire.

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Dans les zones naturelles, la valorisation des sols et des sous-sols d’Afrique est indispensable à la croissance de nombreux États. Au Gabon, qui a pris l’initiative de classer 11 % de son territoire en réserve nationale, une partie d’un parc peut être déclassée pour exploitation si une zone d’égale surface lui est adjointe ailleurs. Une souplesse exclue par l’Unesco. A contrario, les richesses minérales très convoitées qui se terrent sous l’humus de la forêt du parc trinational de la Sangha y resteront pour toujours, à moins de rayer le site de la liste.

Péril en la demeure

Fin juin, le spectacle des salafistes attaquant à coups de pioche les mausolées de Tombouctou a navré l’opinion et entraîné l’inscription de ce site classé sur la liste du patrimoine mondial en péril. Son rôle : sensibiliser la communauté internationale et encourager des mesures correctives. Demandée par certains États, vécue par d’autres comme un déshonneur, cette mesure n’est pas une sanction, mais elle permet de débloquer des aides d’urgence. Avec 18 sites « en péril » sur les 38 que compte la liste, l’Afrique est hélas le mauvais élève du patrimoine mondial.

"Une chance de développer la prospérité locale"

Paradoxalement, si le motif économique est un frein aux candidatures africaines, c’est souvent la raison qui motive les États à vouloir obtenir le label touristique par excellence. Un site classé peut devenir une poule aux œufs d’or, apportant devises à l’État et emplois aux populations locales. Rabat va sans doute maintenant susciter le même engouement que Fès, Marrakech et Meknès, depuis longtemps classés. « C’est une chance de développer la prospérité locale, et Fès a été au Maroc un laboratoire, avec un développement remarquable de l’artisanat, de l’hébergement et de l’accompagnement des touristes, une expérience qui pourra être reproduite à Rabat », commente Tewfik Ettayeb, spécialiste des villes islamiques anciennes.

En outre, le développement d’infrastructures pour le transport et l’accueil des touristes peut permettre de désenclaver une région, comme celle des lacs d’Ounianga au Tchad, éloignée de la capitale de plusieurs jours de route. Toutefois, la pression touristique peut nuire à la conservation, comme le souligne le professeur Abdoul Sow, spécialiste sénégalais du patrimoine: « Le classement du pays Bassari vise à préserver l’authenticité du mode de vie des peuples locaux, mais il ne faut surtout pas tomber dans le piège de transformer ces cultures en folklore touristique comme cela a eu lieu ailleurs. » Bénéfice moins palpable  mais non moins influent, le prestige du classement sert l’image internationale d’un État, et il est une vraie source de fierté pour les peuples. Au Tchad, le classement des lacs a fait la une des journaux, et la délégation victorieuse a été reçue et décorée par le président Déby Itno : il est le premier site classé par l’Unesco dans le pays, qui compte bien maintenant présenter son lac éponyme.

Une dimension patriotique qui peut mener certains pays, et même certaines régions à l’intérieur des pays, à se livrer à une véritable compétition pour le classement, qui n’est certes pas encore aussi sensible en Afrique qu’en Europe. Car le patrimoine, garant des identités et source de revenus, peut aussi devenir une arme politique et médiatique, soit en servant la propagande d’un régime, soit en exposant la puissance d’une idéologie, comme le montre actuellement la destruction des mausolées des saints de Tombouctou.

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