Rokhaya Diallo : « La résurgence des idées racistes est une réponse à une France au visage pluriel »

LCP, Touche pas à mon poste… Très présente sur les écrans français, la militante antiraciste s’affiche aussi en librairie avec son nouveau livre, « Kiffe ta race », coécrit avec Grace Ly. Jeune Afrique l’a rencontrée.

La militante Rokhaya Diallo est née en 1978 à Paris de parents sénégalais et gambien.. © Brigitte Sombié

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Publié le 29 janvier 2023 Lecture : 10 minutes.

« Je suis 100 % française, 100 % sénégalaise, 100 % gambienne. » Quand on lui demande comment la présenter, voilà ce que répond Rokhaya Diallo. On serait aussi tenté d’ajouter : 100 % militante. Depuis ses premiers engagements associatifs, la journaliste-documentariste-autrice-enseignante née en 1978 à Paris n’a cessé de faire sien le titre de l’un de ses livres, Ne reste pas à ta place. Ainsi, elle a constamment réinventé les formes de son engagement : d’abord au sein d’associations, puis dans les médias, à travers des livres, des documentaires, l’enseignement à l’université en France et aux États-Unis, des conférences dans le monde entier et, dernièrement, une école de formation à la prise de parole.

Avec son amie Grace Ly, elle présente un podcast à succès, Kiffe ta race, dont elle a tiré un livre éponyme. Les deux femmes poursuivent un travail de pédagogie dans la lutte antiraciste, mais pas seulement. Dans leur champ de réflexion, les discriminations liées au genre, à l’orientation sexuelle, etc. Au-delà des questions morales, leur combat est politique. Elles mettent en avant les systèmes de domination et de privilèges. De retour d’une tournée qui l’a conduite aux États-Unis, à la Réunion, en Grande-Bretagne et en Suisse, Rokhaya Diallo garde un œil sur l’actualité française et africaine. Et nous répond avec 100 % de franchise.

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Jeune Afrique : Les modalités de votre lutte contre le racisme ont pris plusieurs formes. Après un engagement associatif, vous avez présenté des chroniques à la télé, écrit des livres, réalisé des documentaires, des travaux universitaires, formé à la prise de parole, etc. Aviez-vous imaginé ce parcours ?

Rokhaya Diallo : Je dois avouer qu’à l’écoute de la succession des formes qu’a pris mon travail, j’ai un peu le vertige. Je n’imaginais pas que je ferais tout cela, c’est le fruit d’opportunités. Alors que j’étais étudiante puis cadre dans une multinationale, j’ai commencé par l’engagement l’associatif puis j’ai été identifiée par la télévision grâce à mes tribunes dans la presse. Après une première participation à une émission est venue la proposition de rédaction d’un livre, Racisme : mode d’emploi, de la part de Vincent Cespedes, philosophe qui dirigeait une collection chez Larousse. Dans le même temps, je suis devenue chroniqueuse pour la télé et la radio. Le documentaire, c’est une envie qui s’est exprimée lorsque je présentais un magazine sur La Chaîne parlementaire (LCP).

C’est mon travail qui a appelé les sollicitations. Aujourd’hui, j’ai envie de transmettre, c’est pourquoi je crée W.O.R.D., une école de formation à la prise de parole. J’ai envie de partager avec une équipe pédagogique différentes techniques que j’aurais aimé connaître lorsque j’ai commencé. Je souhaite voir d’autres générations tirer profit de ce que j’ai pu apprendre depuis 2009, à la télé et dans le journalisme.

Il y a un fil conducteur dans toutes mes activités, la volonté de m’exprimer sur des sujets relatifs à la justice sociale. Que ce soit dans mes livres, mes documentaires, mon travail à l’université – je suis rattachée à un centre de recherche sur le genre à Georgetown (Washington) et j’enseigne les études culturelles à Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

« Kiffe ta race : explorer les questions raciales sans tabou », de Rokhaya Diallo et Grace Ly, est paru chez First Éditions et Binge Éditions en janvier 2022. © First Éditions et Binge Éditions

« Kiffe ta race : explorer les questions raciales sans tabou », de Rokhaya Diallo et Grace Ly, est paru chez First Éditions et Binge Éditions en janvier 2022. © First Éditions et Binge Éditions

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Dans Kiffe ta race, que vous avez coécrit avec Grace Ly, vous précisez à propos de la suppression du mot « race » dans la Constitution : « Si ce débat avait eu lieu il y a vingt ans, nous aurions probablement soutenu un tel changement. » Pouvez-vous nous relater votre évolution sur la question ?

Comme beaucoup de personnes en France, je concevais la terminologie au sens biologique. Si l’on se fie strictement à la biologie, les races n’existent pas car nous appartenons tous au même groupe humain. Toutefois, lorsque l’on parle de la race au singulier, il s’agit d’une construction sociale, d’un régime de pouvoir et de domination. Les races n’existent pas mais le racisme existe. Par le mot « race », on ne désigne ni un état naturel ni des différences biologiques mais une inégalité des catégorisations sociales qui occasionnent du racisme et des discriminations.

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Comment expliquez-vous qu’on n’ait jamais produit autant d’outils (concepts, vocabulaire, littérature) sur le racisme et que, par ailleurs, les idées racistes semblent n’avoir jamais été autant relayées dans les médias et les partis politiques ?

Il y a d’abord un phénomène technologique. De nombreuses personnes qui n’avaient pas accès aux médias traditionnels ont pu s’exprimer à travers les réseaux sociaux et, plus récemment, à travers les podcasts. Ce sont des espaces d’expression, de réflexion qui ont permis l’émergence d’une pensée sur la question raciale, sur le féminisme, sur l’écologie, sur la dénonciation des violences policières. Cette vigueur des nouvelles générations, cette multiplicité des voix provoquent en réaction un repli visant à maintenir la supériorité d’un groupe. La résurgence des idées racistes, leur implantation, leur radicalisation, sont une réponse à une France au visage pluriel. Les personnes d’extrême-droite craignent la remise en question de la centralité de la blanchité, elles ont peur de la réalité de la France actuelle.

On se souvient que vous avez débattu avec Éric Zemmour et Robert Ménard. Pendant plusieurs années, quelqu’un comme Jean-Marie Le Pen a été boycotté par certains médias. Pensez-vous que pour combattre l’extrême-droite, il faut lui parler ?

J’ai en effet débattu avec Éric Zemmour et Robert Ménard, qui sont devenus des hommes politiques. À l’époque, ils étaient encore journalistes comme moi.

Vous posez une vraie question. Le boycott de Jean-Marie Le Pen était efficace. C’est à partir du moment où il a été invité à l’émission politique L’Heure de vérité, en 1984, que le Front national [FN], son parti, a explosé, la même année, aux élections européennes, puis aux régionales et législatives de 1986. On doit vivre avec les conséquences de cette libération de la parole. Il faut persister à apporter la contradiction au discours d’extrême-droite. Le fait que l’on puisse voir des personnes condamnées à de multiples reprises pour des propos racistes sans qu’elles aient à faire face à une parole contradictoire solide est dangereux. On a perdu de vue la nocivité de ces groupes d’extrême-droite dans ce qu’ils ont de raciste, de sexiste et d’homophobe.

Il y a quelques mois, vous aviez dénoncé le comportement problématique d’Éric Coquerel avec les femmes. Jugez-vous la réponse de La France insoumise [LFI] appropriée ? Que pensez-vous de la multiplication des affaires qui frappent des personnalités de gauche comme Quatennens, Bayou, etc. ?

J’ai soulevé cette question à propos d’Eric Coquerel parce qu’on me demandait de commenter son accession à la présidence de la commission des finances. J’ai fait part de mon étonnement parce que j’avais eu accès à des témoignages qualifiant de manière négative son comportement avec les femmes. J’avais été très surprise que cela n’ait pas pesé dans la balance lors de sa désignation. La réponse de LFI n’a pas été appropriée. À l’époque où je l’ai dit, j’ai été attaquée, même sur les réseaux sociaux. D’autres révélations bien plus graves impliquant Adrien Quattenens ont suivi. LFI a beaucoup de difficultés à gérer les affaires de violences sexistes et sexuelles. Je ne comprends pas que quelqu’un qui admet avoir eu un comportement violent vis-à-vis de son épouse puisse être considéré comme capable de défendre les valeurs d’un parti de gauche qui s’est explicitement positionné contre les violences sexistes. Il y a vraiment un décalage entre la posture et la réalité de la pratique.

Voyez-vous dans l’émergence de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale [Nupes] un espoir dans la lutte contre le racisme et le sexisme ?

J’y vois un espoir, mais il y a aussi beaucoup de déception dans les quartiers populaires. Ceux-ci ont été mobilisés pour voter pour Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidentielle mais ne sont pas visibles parmi les députés auxquels on a attribué les circonscriptions correspondant à ces quartiers. À part quelques exemples comme Rachel Keke ou Carlos Martens Bilongo, très peu sont issus du militantisme de terrain. Malgré tout, il existe au sein de ce groupe une préoccupation explicite à l’égard de la lutte contre le racisme et le sexisme. Si la dénonciation du sexisme d’hommes politiques apparaît dans cette agrégation de partis, c’est parce qu’ils comptent dans leurs rangs des féministes particulièrement engagées. L’antisexisme est un principe de gauche, c’est pourquoi les voix s’élèvent particulièrement dans ce camp. Ça ne signifie pas qu’il y a davantage de sexisme, bien au contraire.

Dans l’actualité récente, il y a aussi eu la polémique qui a opposé Louis Boyard à Cyril Hanouna, qui a dit au député français : « Toi, t’es une merde. » Vous avez été chroniqueuse pour « Touche pas à mon poste », qu’avez-vous pensé de cette séquence ?

Ce qui me gêne le plus dans la polémique, c’est que tout le monde s’insurge contre le fait que Cyril Hanouna ait insulté un député français. Mais ce n’est pas tant le fait qu’elle vise un député français que l’insulte elle-même qui pose problème. Un élu ne doit pas être davantage épargné que quiconque. Le respect des personnes avec lesquelles on interagit verbalement est fondamental dans toute relation. Toute personne est respectable, c’est la base.

Le fond de la dispute portait sur le rôle de Vincent Bolloré dans les médias français et en Afrique. Comment voyez-vous le rôle du milliardaire français ?

Il y a un problème Bolloré. CNews est une chaîne polémique positionnée à l’extrême-droite, sur le modèle de la chaîne américaine Fox News, qui propose des débats très orientés mais pas de reportages sur le terrain. L’implication de Bolloré dans la prédation de ressources matérielles et économiques en Afrique est d’une très grande gravité et, malheureusement, les journalistes qui ont tenté de s’emparer du sujet ont été menacés de procès.

Vous vous prononcez pour le déboulonnage des statues de personnalités liées à la traite d’esclaves et à la colonisation. Ce débat existe aussi sur le continent.  À Saint-Louis par exemple, au Sénégal, est érigée une statue du général Faidherbe. Faut-il changer cela ?

Je suis absolument horrifiée qu’il y ait une statue du général Faidherbe au Sénégal. En premier lieu, pour des raisons familiales. Mon arrière-arrière-arrière-grand-oncle était Lat Dior, héros de la résistance sénégalaise contre l’invasion coloniale. Il s’est opposé au général Faidherbe, qui en parle dans ses mémoires comme d’un grand stratège militaire. À l’adolescence, j’ai été choquée d’apprendre qu’en France, dans mon pays, il y avait des rues, une station de métro à Paris, des statues qui portaient son nom. Je ne comprends pas qu’au Sénégal l’on puisse célébrer une personne qui a été à l’origine de tant de massacres.

Les pays africains doivent repenser la présence de ces envahisseurs qui ont défiguré l’Afrique. Aux États-Unis, une journée a été consacrée à Christophe Colomb pendant des décennies. Elle est désormais dédiée aux populations autochtones qui ont été décimées à la suite de son arrivée. Il est temps d’arrêter de glorifier des personnalités racistes et violentes.

Quels sont vos liens avec le continent ?

Ils sont d’abord familiaux, mes parents sont sénégalais et gambiens. Je n’ai pas la nationalité sénégalaise, car l’administration du pays est très compliquée. Je lance d’ailleurs un appel à quiconque pourrait m’aider à acquérir cette citoyenneté !

Je participe au forum de Saint-Louis initié par Amadou Diaw, un ami sénégalais, d’abord au Sénégal, puis à Essaouira, au Maroc. Je suis aussi proche d’Aminata Dramane Traoré, intellectuelle malienne et ancienne ministre de la Culture, qui m’invite tous les ans à Bamako pour la Journée internationale des migrants. Je la considère comme une tante, une aînée très inspirante dont la réflexion m’a énormément nourrie depuis que j’ai eu 20 ans. Tout comme les écrits des intellectuels sénégalais Felwine Sarr et Souleymane Bachir Diagne. J’ai envie de m’impliquer davantage en Afrique. J’aimerais y implanter une antenne de mon école. Le lien est évident, parce que le racisme que je dénonce sur le territoire français a des implications géopolitiques et économiques. Il influe sur le sort des migrants africains qui meurent par milliers en Méditerranée.

Si vous pouviez parler à la Rokhaya Diallo d’il y a quinze ans, au début de son parcours militant, quels conseils lui donneriez-vous ?

Je lui recommanderais de se protéger et de se ménager. En tant que personnalité publique, je reçois énormément de violences. Je me suis jetée avec fougue dans l’arène, parfois de manière un peu trop rapide. Je lui conseillerais de s’épargner certains combats car ils demandent beaucoup d’énergie et qu’il faut ménager son corps. Mais je lui recommanderais aussi de rester telle qu’elle est, de conserver ses convictions intactes. Je pense l’avoir fait.

« Kiffe ta race », de Rokhaya Diallo et Grace Ly (éditions First et Binge Audio, 239 pages, 17,95 euros)

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