Moyen-Orient : les minorités, une bombe à fragmentation

Leur assurer un traitement équitable et juguler le morcellement confessionnel qui gagne du terrain. Tels sont les défis posés à l’ensemble d’une région en plein bouleversement.

Rebelle syrien tirant sur un hélicoptère à Alep, en Syrie. © AFP

Rebelle syrien tirant sur un hélicoptère à Alep, en Syrie. © AFP

Publié le 6 septembre 2012 Lecture : 8 minutes.

Quand Bechara al-Raï, patriarche de l’Église maronite du Liban, décrivait, il y a quelques mois, la Syrie comme « la chose la plus proche de la démocratie » dans le monde arabe, et qu’Ignace IV Hazim, patriarche d’Antioche et des chrétiens grecs orthodoxes de Syrie, fit l’éloge du régime brutal de Bachar al-Assad pour « les réformes entreprises », il ne s’agissait pas de banales excentricités cléricales. Bien qu’inexactes, ces assertions traduisaient le malaise des Arabes chrétiens face à la révolte contre la tyrannie qui ébranle la Syrie depuis désormais plus d’un an.

De toutes les révolutions qui ont bouleversé l’ordre établi, aucune n’inquiète autant les leaders de la multitude de minorités religieuses du Moyen-Orient que la révolution syrienne, le plus sanglant chapitre du Printemps arabe. Ils craignent en effet que le renversement d’une minorité au pouvoir – les Alaouites, avec lesquels la famille Assad règne sur la Syrie depuis plus de quarante ans – ne libère des démons sectaires qui menacent toutes les minorités. Le souvenir de l’Irak, où l’invasion américaine de 2003 avait déclenché un carnage ethnoreligieux poussant sunnites et chrétiens à l’exil, ou celui des massacres intercommunautaires qui ont conduit à la fragmentation confessionnelle du Liban pendant la guerre civile, de 1975 à 1990, planent comme des spectres au-dessus de la région.

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Parmi tout ce que ces révolutions ont encore à accomplir pour réussir, et qui va de l’instauration de l’État de droit à celle d’une culture politique du pluralisme, le test ultime du Printemps arabe sera celui de la capacité de cet ordre émergent à gérer avec tact et équité les minorités. En particulier dans les pays qui, comme la Syrie, abritent une fragile mosaïque de groupes ethniques et religieux.

Balkanisation

Si le morcellement confessionnel gagne du terrain, la région pourrait alors être confrontée à une nouvelle balkanisation, avec, en Syrie, en Irak et au Liban, l’affrontement de puissances étrangères comme l’Arabie saoudite et l’Iran à travers des intermédiaires locaux. Les minorités chrétiennes, alaouites, druzes ou kurdes risqueraient alors d’être prises dans le feu croisé de la lutte régionale entre chiites et sunnites – qui s’est intensifiée après que l’occupant américain a remplacé le dictateur irakien sunnite, Saddam Hussein, par un gouvernement chiite, confession majoritaire dans le pays.

Membres d’une minorité musulmane marginalisée depuis six siècles, les chiites ont accumulé ces trois dernières décennies un réel pouvoir, pas seulement en Irak. Après la révolution islamique en Iran (chiite et perse) en 1979, ils ont étendu leur influence à la Syrie, où les Alaouites sont en fait un groupe dérivé du chiisme, ainsi qu’au Liban, où le mouvement paramilitaire islamiste Hezbollah est solidement enraciné. De quoi déclencher de vives réactions de la part des pays à gouvernement sunnite et inféodés à l’Arabie saoudite, laquelle a par exemple envoyé des troupes à Bahreïn, l’an dernier, afin d’y aider la monarchie sunnite confrontée à une révolte de son peuple, à majorité chiite.

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Pour achever d’inquiéter les minorités, la chute des dictateurs en Tunisie, en Égypte et en Libye en 2011 a engendré une montée en puissance de l’islam politique, en particulier celle des Frères musulmans, le plus vieux et le mieux organisé des groupes de l’islam sunnite dans le monde arabe. On notera d’ailleurs que les Frères sont également au coeur de l’opposition syrienne, même si les manifestants bravant le régime d’Assad viennent de tous bords. Pour les chrétiens, l’arrivée d’islamistes au pouvoir est un saut dans l’inconnu. « Se comporteront-ils comme au Moyen Âge ou adopteront-ils un point de vue moderne ? » s’interroge Mgr Paul Matar, archevêque maronite (branche orientale de l’Église catholique) de Beyrouth.

Dynasties

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Le scepticisme n’est pas l’apanage des chrétiens. Ainsi, Walid Joumblatt, leader des Druzes – branche musulmane descendante du chiisme hétérodoxe de la dynastie des Fatimides -, craint que l’affrontement entre chiites et sunnites ne place les minorités entre le marteau et l’enclume : « Le rôle [politique, NDLR] des Druzes est terminé, tout comme celui des chrétiens. La seule minorité à prendre en considération à partir de maintenant, ce sont les chiites », explique-t-il, surtout au Liban où le Hezbollah « contrôle la plus grande partie du pays ».

Falah Mustafa, chef du département des relations extérieures de la région autonome du Kurdistan, dans le nord de l’Irak, estime quant à lui que son pays pourrait replonger dans le chaos si les relations entre la minorité sunnite et le gouvernement de Nouri al-Maliki aboutissaient à une impasse. Premier ministre islamiste de plus en plus autocratique, à la tête d’une coalition chiite, Maliki a en effet évincé Tarek al-Hachemi, le vice-président, et mis sur la touche Saleh al-Mutlaq, son vice-Premier ministre, tous deux sunnites, désagrégeant ainsi le fragile ciment confédéral du pays. Pour Mustafa, « l’Irak ne peut tenir que sur trois piliers ». Or les Kurdes « ne participeront pas à un gouvernement qui exclut les sunnites, parce que nous ne voulons pas prendre part au conflit », insiste-t-il. Résultat, Maliki, qui jusqu’à l’an dernier accusait Damas d’abriter d’anciens baasistes irakiens fomentant des projets de putsch à son encontre, s’est trouvé contraint de s’aligner sur la position d’Assad, préférant assurer sa survie devant la perspective de voir les Frères musulmans accéder au pouvoir en Syrie.

Pour les minorités plus vulnérables que les chiites, le choix est cornélien : s’accrocher aux régimes qui leur offrent un minimum de sécurité ou risquer la montée en puissance des islamistes, qu’ils craignent de voir balayer les libertés religieuses.

Chantage

Toutefois, compte tenu des secousses qui sont en train de fissurer l’architecture du pouvoir dans la région, cela ressemble plus à un bon vieux chantage qu’à un choix. En Égypte, par exemple, les tensions entre musulmans et chrétiens coptes semblent avoir été en partie fomentées par des membres du service de sécurité du président déchu Hosni Moubarak de façon à forcer les citoyens à choisir entre l’ordre établi et le chaos.?

En Syrie, le régime d’Assad manie impitoyablement le glaive interreligieux. Il adresse aux minorités, notamment aux chrétiens et aux Druzes, un message subliminal : soutenez-nous car, si nous tombons, vous tomberez aussi sous les mêmes balles – celles d’une majorité sunnite qu’il présente comme fondamentaliste. Pour arriver à ses fins, ce régime aura, certes, renforcé la tolérance religieuse à l’intérieur de ses frontières, mais il aura aussi montré son peu de scrupules à utiliser les divisions interreligieuses comme une arme à l’étranger, notamment au Liban et en Irak.

Selon Mohamed Mattar, éminent avocat libanais et chiite, « tous les régimes arabes se basent sur une équation : vous pouvez avoir soit la stabilité avec nous, soit avoir la fitna [chaos et dislocation de la société]. Et si vous voulez nous mettre dehors, il vous en coûtera le prix d’une guerre civile ».

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Si l’on en croit Paul Salem, du Centre Carnegie pour le Moyen-Orient, établi à Beyrouth, « les répercussions de cette instabilité affecteront les groupes les plus restreints de manière disparate. La montée de l’islam politique ne s’est pas traduite – pas encore – par la persécution des chrétiens et des autres minorités. Les Frères musulmans ne sont pas Al-Qaïda ». Concernant la Syrie, il estime qu’il s’agit d’« un combat entre sunnites et Alaouites, ne menaçant pas directement les chrétiens ».

Pour Samir Franjieh, intellectuel de centre gauche issu d’une des principales dynasties maronites du Liban, le noeud du problème réside dans le fait que, « pour la première fois, il y a une réelle tentative de trouver une voie démocratique qui soit compatible avec l’islam tandis que les chrétiens optent pour le soutien aux dictateurs du monde arabe. Les musulmans tiennent un discours apparemment chrétien que les chrétiens rejettent, c’est un paradoxe très dangereux. Nous [les chrétiens] ne pouvons pas déclarer vouloir des États laïques dans le monde arabe et maintenir un État religieux ici ».

Laboratoire libanais

Si la Syrie est devenue aujourd’hui un laboratoire pour toute la région concernant le problème des minorités, c’est le Liban qui l’a été en premier. L’accord qui a mis fin à la guerre civile a permis de rééquilibrer les pouvoirs entre chrétiens, sunnites et chiites. Mais il a échoué à trouver un équilibre entre droits individuels et pluralisme religieux, relançant le système confessionnel au lieu de proposer « un moyen de vivre ensemble », selon l’expression de Franjieh. « Au Liban, dit-il, nous n’avons pas réussi à trouver comment créer un État qui soit basé à la fois sur la citoyenneté et sur la diversité. »

L’intensification du conflit entre sunnites et chiites dans la région a amené les chrétiens libanais à se scinder en deux factions, l’une alliée aux sunnites, l’autre au Hezbollah. Comme l’explique Mgr Matar, il ne s’agit pas seulement de vouloir miser sur différents chevaux : « Souvent, les minorités se déchirent parce qu’une faction veut affirmer haut et fort son identité quand l’autre cherche avant tout à trouver un mode de coexistence avec la majorité. Quoi qu’il en soit, les deux tendances doivent être prises en compte. Nous vivons une ère nouvelle en tant qu’Arabes. Une seconde chance nous est offerte, et les chrétiens ont le devoir de la saisir, mais dans le même temps il faut que soit assurée la sécurité de leur communauté. »

Nous n’avons pas réussi à créer un État basé à la fois sur la citoyenneté et sur la diversité.

Samir Franjieh, intellectuel libanais

Dans l’élan de la révolution, sans remonter aux précédents qui ont ensanglanté le passé de la région, l’idée de minorités forgeant des alliances entre elles apparaît inadéquate, voire anachronique – comme un résidu du colonialisme franco-britannique, qui se servait des minorités pour affaiblir la majorité. En outre, ces révoltes ne sont pas seulement dirigées contre tel ou tel régime despotique. « Plutôt qu’un changement de régime, c’est un ordre entier qui est en train de rendre l’âme. C’est un tout, et tous les capitaines doivent sombrer avec le navire », souligne Paul Salem.

Espoirs

« Regardez du côté des partis baasistes qui régnaient sur l’Irak sous Saddam et qui gouvernent la Syrie d’Assad, déclare Mohamed Mattar. Ce sont deux dictatures issues d’une minorité qui ont utilisé d’autres minorités comme bouclier en se plaçant sous la bannière du panarabisme pour ensuite dévaster les structures politiques et sociales de deux sociétés traditionnelles. » Pour l’avocat chiite libanais, « la garantie ultime pour les minorités, c’est l’État de droit, ce qui implique une application régulière de la loi, des droits, et que l’on est citoyen dans un État qui défend ces libertés. L’idée d’une coalition de minorités est vouée à l’échec, à moins que celle-ci ne se rallie à la majorité et pour les bonnes raisons. Si les chiites veulent survivre, ils doivent embrasser les causes justes et ne pas céder aux sirènes du pouvoir politique comme l’a fait le Hezbollah ».

Selon Mohamed Mattar, c’est sur ce calcul que reposent les espoirs et nouveaux horizons ouverts par ce nouveau Printemps arabe. « On ne peut pas être aveugle face à l’ampleur de ces soulèvements du peuple arabe. C’est un grand moment de responsabilisation. Tout le monde doit y participer, c’est une question de principe, et peu importe le poids » de telle confession ou de telle communauté. 

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