Tunisie : le Bardo ne répond plus…
Elle avait un an pour préparer la nouvelle loi fondamentale tunisienne. Dix mois après son élection, l’Assemblée constituante est loin d’avoir accompli sa mission. Elle devrait jouer les prolongations, retardant d’autant le calendrier électoral.
Tunis, avenue Mohammed-V, le 13 août, 38 °C à l’ombre. La manifestation contre le projet d’article 28 de la Constitution, assignant à la femme un rôle « complémentaire » à celui de l’homme, et non d’égale, bat son plein. Quant à Kamel, il ne décolère pas : « Il ne faut pas être dupes, ce tollé a été orchestré, provoqué, c’est une manoeuvre de diversion. La place des femmes est certes fondamentale, les islamistes s’étaient engagés à ce propos, mais notre priorité est la Constitution et il est désormais certain que les échéances prévues ne seront pas respectées. C’est scandaleux. »
Comme Kamel, les Tunisiens sont déconcertés et excédés par le fonctionnement erratique de l’Assemblée nationale constituante (ANC). Faire table rase du passé, installer la démocratie, poser les bases d’une bonne gouvernance et mettre en place des réformes, tels étaient les objectifs que les Tunisiens assignaient à la première institution légitime du pays, qu’ils avaient appelée de tous leurs voeux au lendemain de la révolution. Mais, neuf mois après son installation, avec une feuille de route mal définie et d’innombrables batailles partisanes, l’ANC peine à représenter le pouvoir législatif, rédiger une nouvelle Constitution et contrôler le gouvernement, les missions clés qui lui ont été fixées par la loi sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics.
La présentation du premier jet de la Constitution était prévue pour le 15 juillet, mais le texte ne sera finalement soumis à la société civile que les 14 et 15 septembre. Seule une mouture provisoire a été mise en ligne, le 14 août, à la veille des vacances parlementaires. Son côté approximatif et l’absence de références juridiques provoquent de multiples railleries. « C’est un brouillon de projet ou un projet de brouillon ? » s’interrogent les Tunisiens.
De leur côté, les responsables de l’ANC se contredisent. Alors que Mustapha Ben Jaafar, son président, assure que la copie pilote sera prête avant la date butoir prévue du 23 octobre 2012 (un an jour pour jour après l’élection de l’Assemblée), le rapporteur général de la Constitution, Habib Khedher, annonce qu’elle ne pourra être finalisée avant février 2013. La confusion est telle que l’association Sawty (« ma voix ») lance une campagne afin de sensibiliser les citoyens sur le retard pris dans l’élaboration du texte fondateur de la IIe République tunisienne.
Enthousiastes
Tout avait pourtant bien commencé. À l’issue d’élections démocratiques, les premières du pays, le 23 octobre 2011, 217 députés ont été élus pour siéger à la Constituante, dont une majorité relative de 89 représentants pour la formation islamiste Ennahdha. Après un mois de négociations, les trois partis arrivés en tête du scrutin – Ennahdha, le Congrès pour la République (CPR, centre gauche, 29 sièges) et Ettakatol (socialistes, 16 sièges) -, se sont accordés sur le partage des pouvoirs et ont fait alliance pour une troïka gouvernementale : Moncef Marzouki, leader du CPR, devenait président de la République, Hamadi Jebali, secrétaire général d’Ennahdha, occupait le poste de chef du gouvernement provisoire, et Mustapha Ben Jaafar, leader d’Ettakatol, prenait le perchoir de l’ANC. Laquelle pouvait alors démarrer ses travaux, le 22 novembre, après avoir pris ses quartiers au palais du Bardo.
Élue en mars 1956, la précédente Constituante avait mis trois ans à rédiger la première Constitution (promulguée le 1er juin 1959).
Les plénières, retransmises en direct à la télévision, ont battu des records d’audience. Les Tunisiens ont fait connaissance avec leurs élus. Enthousiastes, ils se sont passionnés pour les débats. En un mois, malgré les divergences et le faible poids des partis démocrates, le règlement intérieur et l’organisation provisoire des pouvoirs étaient adoptés. La rédaction de la Constitution s’annonçait sous de bons auspices. Mieux, l’intention de consensus exprimée par la troïka augurait un texte conforme aux objectifs de la révolution et représentatif de tous les Tunisiens.
Pour preuve, début mars, sous l’impulsion de son chef, Rached Ghannouchi, Ennahdha avait renoncé à inscrire la charia dans le préambule de la loi fondamentale. De nombreux constitutionnalistes, dont Kaïs Saïed, assuraient alors que, en toute logique, la rédaction ne prendrait tout au plus que quelques semaines, tandis que certains constituants, dont Foued Thameur, le plus jeune des députés, émettaient des doutes sur l’efficience des travaux des commissions. L’opinion publique était confiante mais vigilante.
Affligeant
Elle le devint d’autant plus qu’au fil des semaines, au vu du fort taux d’absentéisme dans l’hémicycle, les élus ont semblé prendre plus de goût à leur salaire mensuel, passé de 1 250 à 2 100 euros en l’espace de six mois, qu’à leur mission. « Après la révolution, par patriotisme, des ministres et les membres de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution avaient accepté de travailler bénévolement pour soutenir le pays. Aujourd’hui, la vice-présidente de l’Assemblée, Mehrezia Labidi, émarge à près de 10 800 dinars brut (5 400 euros), soit 38 fois le smic local (lire encadré p. 41). La Tunisie ne pourra pas supporter plus longtemps de telles dérives », s’indigne Rym Ghali, militante de la société civile.
L’opacité dont s’entoure l’ANC n’était pas prévue au programme. Il était question de transparence et de débats publics. Un groupe de parlementaires semblait acquis à l’open governance et bataillait pour obtenir la publication en ligne des débats. Ils ont fini par renoncer à ce projet pour se ranger à l’avis des dirigeants de la troïka, qui considèrent que la période est trop sensible pour cela. « Tant mieux, ils ne nous infligeront pas le triste spectacle de leurs clowneries : ce n’est pas une assemblée de parlementaires, on se croirait plus à la mosquée que dans une enceinte civile », assène Amel, pharmacienne et activiste de gauche.
À la décharge des élus, les Tunisiens n’avaient jamais fait l’expérience d’une assemblée législative où tout le monde s’exprime. « Ce n’est pas tant que les débats soient houleux et dérapent qui choque, c’est le niveau des élus qui est affligeant », surenchérit Ahlem, une journaliste radio, qui rappelle qu’en pleine canicule, alors que la distribution d’eau était gravement perturbée dans plusieurs régions du Sud, Sonia Toumia, députée d’Ennahdha, soulignait, avec sérieux, que ces coupures empêchaient le bon déroulement des mariages…
Très cher mandat
La rémunération mensuelle des élus de l’Assemblée constituante tunisienne comprend un salaire brut de 2 700 dinars (DT, soit 1 350 euros), une indemnité compensatrice d’un montant brut de 900 DT et une prime de transport de 600 DT.?Les 217 élus coûtent donc au contribuable 911 400 DT par mois, soit près de 11 millions par an. Cela sans compter quelques traitements particuliers, comme celui de la vice-présidente de l’ANC, Mehrezia Labidi, composé d’un salaire mensuel brut de 7 464,60 DT et d’une indemnité compensatrice d’un montant brut de 3 326,40 DT, tous deux convertis en devises étrangères. Soit une rémunération mensuelle brute de 10 791 DT, à laquelle s’ajoutent une voiture de fonction et 200 litres de carburant par mois (environ 270 DT). Plutôt confortable au moment où le smic tunisien plafonne à 280 DT, le salaire d’un instituteur à 800 DT, et alors que le pays compte plus de 800 000 chômeurs. F.D.
Contestations
Bien qu’issue d’un scrutin libre, l’ANC semble de plus en plus étrangère aux Tunisiens. « C’était à prévoir. Avec une forte abstention [42,6 %, NDLR] et autant de voix perdues sur des listes n’ayant obtenu aucun siège, la Constituante n’est pas vraiment représentative du peuple. La majorité joue sur cette relative légitimité des urnes pour avancer ses pions, mais elle ne peut rester sourde à la colère de la rue », remarque le politologue Slaheddine Jourchi.
C’est en effet dans un contexte de tensions sociales à Sidi Bouzid, Gafsa, Sfax et Tunis, rappelant les contestations qui avaient précédé la révolution, que l’Assemblée constituante a pris quelques jours de vacances, du 15 au 26 août. « Nous avons accompli en un mois ce que d’autres auraient fait en un an et demi », justifie Mehrezia Labidi. Sans dire un mot sur le fait que l’Assemblée table sur sa souveraineté pour jouer les prolongations.
C’est sous haute tension que les députés font leur rentrée.
« Au fond, elle peut faire ce qu’elle veut », confie Fadhel Moussa, constitutionnaliste et élu du Pôle démocratique moderniste (PDM). Issam Chebbi, député du Parti républicain El-Joumhouri (centre droit, 13 sièges, fondé en avril par Néjib Chebbi et Maya Jribi), affirme que « si la date de parution de la Constitution n’est pas annoncée clairement, le gouvernement et l’Assemblée constituante perdront leur légitimité électorale, qui ne peut être indéfinie ».
Onze des principaux partis ont signé en septembre 2011 une déclaration de transition indiquant que le mandat de l’ANC ne devait pas dépasser un an, comme le prévoyait le décret convoquant aux élections à la Constituante. Or il est évident aujourd’hui que ce délai ne sera pas respecté, compte tenu du volume de travail restant à abattre.
Point mort
C’est donc sous haute tension que les députés font leur rentrée. Mustapha Ben Jaafar devra se prononcer clairement sur les échéances électorales et il aura des difficultés à convaincre une société civile remontée contre le projet de Constitution, qui fait une large place au religieux avec de nombreuses restrictions des libertés. Si les désaccords étaient trop importants, le chef du gouvernement a déjà suggéré la tenue d’un référendum où le « non » pourrait conduire à une impasse.
Le 13 août, à Tunis, en marche contre le projet d’article évoquant la "complémentarité" des femmes vis-à-vis des hommes.
En septembre, l’ANC doit aussi étudier le texte de création de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), qui sera chargée de l’organisation et du contrôle des élections et référendums. Elle devra aussi trancher sur l’organisation du Conseil de la magistrature et la création d’une instance supérieure des médias. Comme chaque fois qu’il est question de réformes et d’indépendance, les dossiers traînent. « Les deux projets présentés par la troïka, portant sur l’Isie et l’instance provisoire (qui n’est plus supérieure) de l’ordre judiciaire, ne respectent pas les minima des normes internationales en matière d’indépendance », confirme l’universitaire Zeineb Essaddam Ben Cheikh.
Quant aux travaux des commissions en charge des dossiers des victimes de la révolution et de la répression de la manifestation du 9 avril dernier, ils sont au point mort. À cet égard, « le gouvernement semble être souverain sur la Constituante, et non le contraire. L’Assemblée n’a aucun moyen de le contrôler et, chaque fois qu’il a été convoqué pour rendre des comptes, le gouvernement s’en est tiré avec une pirouette en invoquant de fumeuses raisons d’État. Comme si les élus ne savaient rien des prérogatives de leur fonction… La motion de censure aurait dû être plus largement pratiquée », estime un transfuge de la Pétition populaire (Al-Aridha Al-Chaabiya, 11 sièges), le mouvement créé par l’énigmatique homme d’affaires Hachemi Hamdi.
Nouveau calendrier électoral
L’ANC devra aussi compter avec les changements de casquette de certains élus qui ont quitté les rangs du CPR, d’Ettakatol, d’Al-Aridha ou d’El-Joumhouri pour rejoindre Nida’ Tounès (« L’Appel de la Tunisie »), créé en juin par l’ex-Premier ministre Béji Caïd Essebsi, bête noire d’Ennahdha. Si l’entrée en lice de ce parti risque de troubler l’hémicycle, le front populaire composé de plusieurs petits partis de gauche continuera lui aussi à peser dans la balance, avec une dizaine de sièges.
De son côté, le gouvernement, conscient que les élections législatives et présidentielle pourront difficilement se tenir en mars 2013, comme l’avait annoncé Hamadi Jebali, promet un nouveau calendrier électoral. Mais est-ce que les Tunisiens voudront encore donner du temps et un délai supplémentaire ? Un délai qui arrangerait tous les partis, à commencer par Ennahdha. La formation veut pouvoir contrôler l’administration, les institutions publiques et mieux installer son projet sociétal ; or, selon deux sondages confidentiels que le parti a commandés en juin, elle aurait perdu 30 % de son audience. Les autres partis, qui peinent à produire une stratégie concrète et à conquérir des sympathies, ont aussi besoin de gagner du temps.
En attendant, les Tunisiens sont à bout. Ils tentent de défendre les libertés publiques et privées, mais sont déroutés par le silence complaisant des démocrates, Mustapha Ben Jaafar à la tête de l’Assemblée et Moncef Marzouki à celle de l’État. La société et l’économie du pays pourront-elles supporter plus de tergiversations ?
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