Libye : oublier Kadhafi
Moins de un an après la mort du dictateur, les élections législatives de juillet ont consacré l’avènement de la démocratie. Mais beaucoup reste à faire pour tourner définitivement la page et libérer les consciences des fantômes du passé. Reportage.
Dans les rues de Tripoli, Mouammar Kadhafi n’est plus qu’un mauvais souvenir. Les portraits du « Guide » ont été remplacés par des caricatures ridiculisant le « roi des rois d’Afrique ». Sur les murs, griffonnés à la hâte, des slogans à la gloire de la révolution du 17 février. Partout, le nouveau drapeau libyen est visible, tout comme les affiches électorales appelant à voter pour tel ou tel parti politique (les élections législatives ont eu lieu le 7 juillet). Du jamais vu dans un pays où le multipartisme était banni depuis quarante ans. Bab el-Aziziya, ancienne demeure du tyran, n’est plus qu’une ruine où se sont installés prostitués, trafiquants de drogue et populations pauvres en mal de logement.
Dans les cafés de la vieille ville, on critique librement et à haute voix l’ancien dictateur. Mais la jeunesse préfère se concentrer sur l’avenir, s’intéressant particulièrement aux médias et à la société civile. En un an, le paysage médiatique a été bouleversé. Les chaînes de télévision, les stations de radio et les titres de presse écrite se sont multipliés. Les Libyens sont particulièrement fiers de leur nouvelle radio, Tribute FM, qui diffuse ses émissions en langue anglaise. Impensable sous Kadhafi, qui interdisait même les inscriptions en caractères latins sur les devantures des magasins.
« Ce sont essentiellement des militants qui ont lancé des initiatives dans les médias. La grande majorité d’entre eux n’avait jamais travaillé dans ce domaine et c’est la révolution qui les a conduits sur cette voie. Ils sont tous motivés et ils sont en train d’apprendre sur le tas », explique Ibrahim Shebani, fondateur du mensuel The Libyan Magazine. Le jeune homme, issu du monde de la publicité et du marketing, rêvait depuis plusieurs années de créer sa propre publication. Il a fini par se lancer en mai 2011, durant la révolution.
Les murs de Tripoli sont envahis par les caricatures de Kadhafi.
© Tony Gamal Gabriel
Effervescence
Au sein de la société civile, c’est la même effervescence. « On ne compte plus les créations d’associations », note Hadi Hammuda, qui a lui-même fondé, en août 2011, H2O. « Certaines organisations apparues dans l’enthousiasme de la révolution commencent à disparaître. Mais les plus importantes continuent de travailler et beaucoup de jeunes sont disposés à nous aider lorsque nous avons besoin de volontaires », ajoute-t-il. L’objectif de H2O est essentiellement d’encourager la jeunesse à s’investir dans la vie politique. « Malheureusement, en Libye comme dans beaucoup de pays arabes, les ambitions de la jeunesse se limitent aujourd’hui à ce qui peut être considéré comme des droits naturels dans d’autres pays : se marier, avoir un travail, avoir un logement. Nous essayons de montrer aux jeunes qu’ils doivent avoir d’autres ambitions et jouer un rôle politique », poursuit Hadi Hammuda, installé dans les locaux de son association, une élégante villa appartenant à la famille d’un membre de H2O et qui avait été autrefois saisie et occupée par un des proches de l’ex-dictateur.
Cependant, le souvenir de Kadhafi plane encore sur le pays. Le 19 août, un double attentat à la voiture piégée a fait deux morts et quatre blessés dans le centre-ville de Tripoli, non loin du ministère de l’Intérieur et d’une académie militaire. Pour les autorités, il ne fait aucun doute que les partisans de l’ancien tyran sont derrière ces attaques. Une thèse jugée plausible par une grande partie de la population, qui croit en l’existence d’une contre-révolution orchestrée par les responsables Kadhafistes réfugiés dans les pays voisins.
Fin du rêve africain?
« Kadhafi achetait l’Afrique pour son intérêt personnel. On l’a vu quand il a été surnommé "roi des rois d’Afrique" », rappelle Abdurrahman Shater, député du Congrès général national. « Nous souhaitons coopérer avec l’Afrique comme avec l’Europe et le reste du monde. Tout comme la Libye n’est pas à vendre, elle ne veut pas imposer sa loi à d’autres États », ajoute-t-il avec diplomatie. Les Libyens désapprouvaient la politique africaine de Kadhafi, qui investissait des sommes astronomiques chez ses voisins alors que son pays en avait tout autant besoin. Conséquence malheureuse des mercenaires tchadiens et nigériens payés pour combattre la révolution, nombreux sont les travailleurs subsahariens victimes de sévices. « Nous avons des cas de maltraitance et d’arrestations arbitraires qui concernent aussi des femmes et des enfants », indique Samuel Cheung, membre du bureau du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) à Tripoli.
Reste que, avec la mort du satrape et la mise en déroute de son entourage, les Libyens ont la chance de pouvoir construire un nouvel État démocratique. Un défi d’envergure, après des années de cours d’éducation civique basés sur les principes du Livre vert du « Guide ». « On avait l’habitude de vivre et de travailler dans un environnement contrôlé par un seul homme, rappelle Salim Beït el-Mal, à la tête du conseil local de Misrata. Nous devons désormais développer la culture des institutions et mettre en place une vraie vie politique. Il y a quelques mois seulement, les gens croyaient que créer un parti politique était un acte de trahison. »
David Bachmann, conseiller commercial à l’ambassade d’Autriche, a été le témoin des changements opérés, y compris dans le quartier huppé de Dahra. « Dans la villa voisine vivait le fils d’un ministre. Un peu plus loin, il y avait un ministre et, de l’autre côté, un grand responsable des comités révolutionnaires. Aujourd’hui, ils sont soit en prison, soit à l’étranger », raconte-t-il. La grande majorité des représentants du système Kadhafi se sont sauvés. « Ils sont allés à Dubaï, en Tunisie, en Turquie », détaille David Bachmann.
En poste à Tripoli depuis 2007, le diplomate a suivi les transformations de l’appareil étatique libyen après la révolution. « Les ministres et les vice-ministres ont été remplacés, dit-il. Les fonctionnaires de grade inférieur ont été gardés. Ils affirment soutenir la révolution, et les nouvelles autorités ont pris soin de vérifier s’ils étaient impliqués dans de quelconques irrégularités du temps de Kadhafi. Si vous remplacez tout le monde, l’État ne pourra pas continuer à fonctionner. »
Un grand nombre de personnalités politiques locales partagent la même conviction. « Ceux qui n’ont pas tué ou appelé à tuer, ceux qui n’ont pas détourné de fonds publics peuvent participer à la vie du pays », estime Abdurrahman Shater, journaliste tout récemment élu député. Membre fondateur de l’Alliance des forces nationales (AFN) – le parti de l’ancien Premier ministre du Conseil national de transition (CNT), Mahmoud Jibril -, il ajoute non sans ironie qu’ils « ont même le droit de créer un parti politique et de l’appeler "le parti du Livre vert" »…
De son côté, Mohamed el-Megaryef, nouveau président du Congrès général national au terme des élections législatives, se montre plus réservé : « Je ne peux pas concevoir que des individus qui ont fait partie du régime de Kadhafi puissent diriger une société révolutionnaire. » Le fondateur du Parti du front national est conscient des défis qui se posent aux nouvelles autorités. « Au sein de l’administration et des appareils sécuritaires, il y a des pratiques propres à l’ancien régime que nous devons éradiquer, comme la corruption ou le détournement de fonds publics », poursuit l’ancien opposant, un temps exilé aux États-Unis.
Appel au secours
En réaction au régime excessivement centralisé autour de la figure du « Guide », la Libye prône désormais le parlementarisme et la décentralisation. Certains habitants de l’Est défendent même l’idée d’un régime fédéral, en réponse à la marginalisation dont ils ont été victimes à l’époque de Kadhafi. Une revendication jugée mineure par Anas el-Gomati, chercheur et fondateur du Sadeq Institute, un centre d’études indépendant basé à Tripoli. « Le fédéralisme en Libye n’est rien de plus qu’un appel au secours lancé par certains groupes de l’Est qui attendent plus d’attention de la part des autorités et qui souhaitent plus de représentation politique », estime-t-il. À en croire Faisal Krekshi, secrétaire général de l’AFN, même les fédéralistes ne souhaitent pas disposer de Banque centrale, de forces de sécurité ou de ministères indépendants. « Ils veulent juste avoir un regard sur les services au sein de leur région », assure-t-il.
À l’entrée du musée de la révolution de Misrata, sont exposées des armes récupérées par les révolutionnaires de la ville.
© TGG
En attendant, la principale priorité des nouvelles autorités reste le rétablissement de la sécurité. « Les armes sont un vrai problème pour la vie économique du pays. Tant que le désarmement n’aura pas eu lieu, les investisseurs étrangers ne reviendront pas », met en garde Fathi Bachagha, ancien pilote de l’armée de l’air reconverti dans les affaires et membre du conseil militaire de Misrata. À ce jour, la sécurité est assurée par des conseils militaires. Dirigés dans chaque ville par des figures de la révolution, ces organismes gèrent des milices composées de révolutionnaires.
La diaspora aux manettes
Une partie des Libyens autrefois installés à l’étranger est de retour au pays, essentiellement à Tripoli et à Benghazi. Parmi les figures les plus notables de cette diaspora impliquée dans la transition politique figurent l’ex-Premier ministre Abdurrahim el-Keib et son vice-Premier ministre, Moustapha Bou Chagour, qui vivaient aux États-Unis, ou encore Fatima Hamroush, ex-ministre de la Santé, longtemps exilée en Irlande. « C’est une opportunité pour le pays. Ils étaient à l’étranger, ils ont reçu une bonne éducation et ils viennent servir leur pays, qui a besoin des efforts de tous ses citoyens », estime Hadi Hammuda, fondateur de l’association H2O. Mais tout le monde n’est pas de cet avis. « La plupart des problèmes du premier gouvernement de transition venaient du fait qu’il était composé de membres de l’opposition venus de l’étranger. Ils ne comprenaient pas forcément la situation générale en Libye », rappelle Faisal Krekshi, secrétaire général de l’Alliance des forces nationales.
Certains de ces hommes ont accepté de se placer sous la houlette des ministères de l’Intérieur ou de la Défense. D’autres ont rendu leurs armes et ont retrouvé leur statut de civil. Quant à ceux qui refusent le désarmement, la plupart arguent que la révolution est en danger, et une minorité d’entre eux tente de profiter des avantages de leur statut d’anciens soldats. À Tripoli, des affiches demandent aux citoyens de ne pas tirer en l’air. À Syrte, les coups de feu continuent de retentir jusque tard dans la nuit, sans que personne ne s’en émeuve. Pourtant, compte tenu du nombre important d’armes en circulation, beaucoup craignent qu’une simple querelle entre deux voisins ne dégénère.
Les Libyens ont la gâchette facile. « Il y a en Libye une disposition à l’usage de la violence. Elle ne s’est pas encore concrétisée, mais sa probabilité reste importante, reconnaît Anas el-Gomati. Une des principales caractéristiques d’un État, c’est son monopole de la violence légitime. Or l’État libyen, aujourd’hui, est l’un des plus faibles au monde. Face à un kalachnikov, des institutions et des bulletins de vote ne font pas le poids. Voilà pourquoi le désarmement est une nécessité. »
Anciennes méthodes
Dossier concomitant et tout aussi épineux, celui de la réconciliation nationale. Les divisions sont profondes entre les villes et les tribus qui se sont révoltées contre Kadhafi dès les premières heures de la révolution et celles dont le positionnement est jugé incertain jusqu’à ce jour. Dans leurs rapports avec ces dernières, certains révolutionnaires semblent tentés par la voie autoritaire et ont recours aux méthodes de l’ancien régime. C’est en tout cas l’impression d’une grande partie des habitants de Syrte, considéré comme un bastion Kadhafiste.
À l’entrée de la ville de Syrte, le convoi de Kadhafi gît calciné.
© TGG
À l’entrée de la ville se trouvent toujours les restes du dernier convoi du « Guide ». Une douzaine de jeeps et de camionnettes calcinées, à proximité de la centrale électrique. Sur le sol, des armes et des munitions carbonisées, ainsi que plusieurs couvertures ayant servi à transporter les corps des derniers loyalistes qui accompagnaient Kadhafi dans sa fuite. À quelques mètres, la bouche d’égout où le dictateur aurait été retrouvé le 20 octobre 2011. Elle est désormais recouverte de sable et de détritus. Les habitants de la ville ne veulent pas que l’endroit devienne un lieu de pèlerinage.
Syrte était particulièrement choyé par l’ancien dirigeant libyen, qui y avait fait construire hôtels de luxe et salles de conférence pour recevoir les sommets de l’Union africaine. Les avenues sont larges, les jardins publics nombreux, les trottoirs entretenus et les bâtiments publics imposants. En raison de sa réputation de ville loyaliste, Syrte, plus que n’importe quelle autre cité libyenne, a beaucoup souffert de l’assaut des révolutionnaires. Une exposition photographique organisée par les habitants est là pour en attester.
« La situation s’est améliorée. Mais si la ville a réussi à se remettre sur pied, c’est grâce aux efforts et à la solidarité de sa population », affirme Ahmed Boussetta, membre du conseil local de Syrte. Il explique que les médecins de la ville se sont chargés seuls de la reconstruction de l’hôpital et de sa remise en état. « Nous n’avons eu aucune aide de la part du pouvoir central ou d’organisations internationales. Les visites se sont succédé, les promesses aussi, mais rien n’a été fait », déplore-t-il.
Mauvaise réputation
À syrte, les dommages causés par la libération de la ville sont toujours visibles.
© TGG
La ville affiche toujours les séquelles de sa libération. Les institutions publiques ont toutes été saccagées. Les rues alignent des immeubles incendiés ou en partie détruits. Ni les élégantes villas du front de mer ni les habitations plus modestes n’ont été épargnées. Un des quartiers les plus importants a été détruit à 60 %. Aujourd’hui encore, les habitants souffrent de leur réputation de bénéficiaires de l’ancien régime. « Les indemnisations n’arrivent pas. Beaucoup de citoyens de la ville sont arrêtés de manière arbitraire aux points de contrôle de Misrata et envoyés en prison », dénonce Mesbah el-Adany, membre d’Ithar, organisation locale de bienfaisance qui a beaucoup oeuvré pour la reconstruction de la ville.
Contre-révolution?
Ces dernières semaines, plusieurs attentats ont été imputés à des partisans de l’ancien régime.
3 août. À Tripoli, un attentat à la voiture piégée fait un blessé. Trois suspects seront par la suite tués lors d’un coup de filet lancé par les forces de l’ordre. Les autorités évoquent une cellule « financée par des membres de l’ancien régime depuis la Tunisie et l’Algérie ».
10 août. Le général Mohamed Hadia est assassiné à Benghazi. Ce haut responsable du ministère de la Défense avait été parmi les premiers officiers à faire défection à Kadhafi au début de la révolution.
19 août. À Tripoli, un double attentat à la voiture piégée fait deux morts et quatre blessés. Un des véhicules a explosé près du ministère de l’Intérieur, l’autre à proximité d’une académie militaire. Quatre suspects « Kadhafistes » ont été arrêtés
20 août. Un nouvel attentat à la bombe vise la voiture d’un diplomate égyptien en poste à Benghazi, Abdelahim Rifaï, sans faire de victime.
La plupart des habitants de Syrte rejettent la réputation de loyalistes qu’on leur prête. « L’attention que Kadhafi portait à la ville était dans son intérêt personnel, pas dans le nôtre, explique Abdel Salam Mouammar el-Fassi, un fonctionnaire municipal. Il a construit des palais et des salles de réception pour ses invités, mais nous n’avons jamais profité de ses largesses. Le citoyen de Syrte était traité comme n’importe quel Libyen. » Dans la cité, des panneaux ont été installés qui appellent à la réconciliation nationale. Mais les plaies sont profondes, et elles mettront du temps à cicatriser.
« La libération de Syrte, ce fut une guerre après la guerre, une opération de destruction. Il y avait une vraie volonté de vengeance, déplore Ahmed, un habitant. Seuls 10 % des combattants qui ont attaqué la ville étaient des révolutionnaires. Les autres étaient des bandits et des voyous. Ils ont pris les armes après la mort de Kadhafi et sont venus des quatre coins de la Libye pour nous piller. »
Un autre symbole de l’ère Kadhafi est la prison d’Abou Salim, qui se dresse dans la banlieue de Tripoli. Avec ses prisonniers politiques et ses opposants islamistes, l’endroit incarnait le caractère dictatorial et brutal du régime. En 1996, 1 270 détenus y avaient été exécutés, selon Human Rights Watch, après une mutinerie et la mort d’un gardien. Vidée de ses prisonniers lors de la libération de Tripoli en août 2011, Abou Salim est aujourd’hui ouverte au public. Sur les murs, on peut lire les noms de martyrs morts lors de leur séjour en prison. Dans les minuscules cellules, des messages inscrits par d’anciens détenus sont encore lisibles : « Vous paierez le prix cher », « Tu as pris ma liberté, mais tu n’as capturé ni mon coeur ni mon esprit ».
La prison d’Abou Salim, incarnation du régime dictatorial de Kadhafi, est désormais ouverte au public.
© TGG
Les Libyens espèrent avoir définitivement tourné la page d’Abou Salim. Mais c’est toute une culture politique démocratique qui reste à construire en Libye. Il faut dépasser des années de dictature où l’injustice, l’arbitraire et la loi du plus fort régnaient en maîtres. Voilà l’un des plus grands défis auxquels doit faire face le pays. « On a un vrai travail à accomplir sur le plan des mentalités, rappelle Hadi Hammuda, de l’association H2O. Chaque Libyen peut détester Kadhafi, mais il ne se rend pas compte que certains traits de son propre comportement peuvent rappeler celui de l’ancien dictateur. On a tous encore un petit Kadhafi dans la tête. »
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Tony Gamal Gabriel, envoyé spécial en Libye
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