France : affaires de coeur, affaires d’État
François Hollande et Valérie Trierweiler, Arnaud Montebourg et Audrey Pulvar, Michel Sapin et Valérie de Senneville, Vincent Peillon et Nathalie Bensahel… Pourquoi les hommes politiques ont-ils si souvent pour épouse ou compagne une femme de médias ? Cela pose-t-il un problème moral ? Est-ce la même chose partout dans le monde ? Enquête.
Publié le 20 août 2012 Lecture : 11 minutes.
C’est bien connu, chacun voit midi à sa porte. En 2006, Arnaud Montebourg, député et chevalier blanc du Parti socialiste français, n’avait pas de mots assez durs pour fustiger les amours de certains responsables politiques avec des journalistes. « Il y a un évident conflit d’intérêts. Dans le monde politico-médiatique, ceux qui ont le pouvoir se permettent de piétiner les règles du jeu. Il faut que cela change », s’écriait-il en visant Jean-Louis Borloo, ministre de l’Emploi de Jacques Chirac, qui avait convolé un an plus tôt avec Béatrice Schönberg, présentatrice du journal télévisé de France 2. Depuis qu’il partage la vie de la journaliste Audrey Pulvar, Montebourg porte un regard beaucoup plus indulgent sur cette question d’éthique. En mai dernier, l’éternel redresseur de torts est devenu ministre du Redressement productif dans un gouvernement où ce mélange des genres semble ne poser aucun problème. Et pour cause : le chef donne l’exemple ! Le président François Hollande a pour compagne Valérie Trierweiler, qui travaille à l’hebdomadaire Paris Match depuis vingt-deux ans. Deux autres ministres, Michel Sapin (Travail) et Vincent Peillon (Éducation), ont épousé respectivement Valérie de Senneville, journaliste au quotidien Les Échos, et Nathalie Bensahel, du Nouvel Observateur.
Ils sont loin d’être les seuls. N’a-t-on pas prêté toutes sortes d’aventures aux présidents Mitterrand et Chirac ? Nicolas Sarkozy aurait eu, dit-on, une tendre relation avec une blonde (ex-)présentatrice de journal télévisé. Et il a vécu un an avec une autre blonde, Anne Fulda (du Figaro), au moment où Cécilia, son épouse, l’avait quitté pour le publicitaire Richard Attias. Même ce monstre froid d’Alain Juppé n’a pas résisté à Isabelle Legrand-Bodin, de La Croix, épousée en 1993, deux ans avant qu’il devienne Premier ministre. L’un de ses prédécesseurs, Laurent Fabius, a craqué pour les yeux bleus d’Anne Sinclair avant que la star de TF1 n’épouse Dominique Strauss-Kahn – pour le meilleur et pour le pire. Autre couple politico-médiatique, celui que forment Martin Hirsch (ex-haut-commissaire aux solidarités actives) et Florence Noiville (Le Monde), ou Bernard Kouchner et Christine Ockrent, critiqués pour avoir, sous Sarkozy, occupé les fonctions parfois peu étanches de ministre des Affaires étrangères et de directrice de l’Audiovisuel extérieur de la France. Invité au JT de Soir 3, le sémillant ministre François Baroin a succombé au charme de Marie Drucker, avant que cette croqueuse d’hommes ne jette son dévolu ailleurs.
Cuissardes
« Les Français ne sont pas les seuls à mélanger affaires d’État et affaires de coeur, mais ils y sont plus enclins que les autres », persifle The Economist, qui, dans un article (« Cuissardes et minipolémiques ») du 9 juin, s’étonne de l’ampleur du phénomène. Les cuissardes ? Ce sont ces longues bottes sexy que Catherine Nay se souvient avoir portées à ses débuts. Dans les années 1960, Françoise Giroud et Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui dirigeaient L’Express, envoyaient une escouade de reporters minijupées interviewer les hommes politiques, persuadés que ces derniers leur feraient plus volontiers des confidences. « On se sortait de ces situations délicates avec de l’humour », raconte Catherine Nay, qui s’est tout de même pris les pieds dans ses propres filets en s’éprenant du ministre gaulliste Albin Chalandon. « Mais, jure-t-elle, il ne m’a jamais influencée dans mes articles. Et je ne suis jamais montée sur une estrade à ses côtés. »
Ce qui n’est pas le cas d’Audrey Pulvar : après le bon score de Montebourg à la primaire socialiste, en octobre 2011, elle est apparue rayonnante à ses côtés dans un établissement culturel parisien (La Bellevilloise) rempli de militants. « En France, qui a pour devise l’égalité, personne ne suggère que les épouses de ministre cessent de travailler », constate The Economist, qui se gausse de cette tendance à minimiser les éventuels conflits d’intérêts.
Arnaud Montebourg et Audrey Pulvar, le 9 octobre 2011, à Paris
©AFP
Mais que faire ? Écarter les femmes de leur poste, c’est faire preuve de machisme – pourquoi serait-ce toujours à elles, et non à leur compagnon, de sacrifier leur vie professionnelle ? Les laisser continuer d’exercer leur métier, c’est donner prise à tous les soupçons de connivence. Longtemps, les intéressées ont fait profil bas. En 1997, Anne Sinclair, alors au sommet de sa gloire, avait abandonné son émission Sept sur Sept lorsque DSK fut nommé ministre de l’Économie. Pendant la campagne présidentielle de 2007, Béatrice Schönberg et Marie Drucker furent privées de JT parce que leurs compagnons battaient l’estrade pour Sarkozy.
Aujourd’hui, la ligne de celles qui revendiquent le droit à rester à leur poste l’emporte. « Pourquoi abandonner du jour au lendemain ce que nous avons mis vingt ans à construire ? » plaide Valérie de Senneville. Furieuse d’avoir dû quitter France Inter et l’émission télévisée On n’est pas couché, Audrey Pulvar a finalement été… promue : elle animera une chronique sur la chaîne Direct 8 à la rentrée et a été nommée directrice éditoriale du journal Les Inrockuptibles.
D’autres cherchent des aménagements avec leur employeur. Directrice éditoriale de la version française du Huffington Post, Anne Sinclair n’intervient pas dans la couverture du feuilleton DSK – dont elle est désormais séparée. Valérie de Senneville a écrit au comité d’indépendance éditoriale des Échos pour « clarifier » son rôle. Nathalie Bensahel se concentrera sur les sujets de société au Nouvel Obs, à l’exclusion des questions d’éducation – le domaine ministériel de son mari. Le cas le plus épineux reste celui de Valérie Trierweiler, qui prétend jouer les premières dames et continuer à exercer son métier en toute indépendance. Celle qui, sans rire, se définit comme « l’atout coeur de France » invoque la nécessité de gagner sa vie pour élever ses fils… tout en ayant un bureau et une équipe de conseillers à l’Élysée.
Elle n’est pourtant pas la seule première dame journaliste à s’interroger sur son rôle. Daniela Schadt, elle, a tranché. Responsable du service politique du Nürnberger Zeitung et compagne de Joachim Gauck, le nouveau président allemand, elle a démissionné quelques jours après son élection. Doris Köpf avait fait le même choix. Journaliste à Bild et à Focus, elle avait, en 1998, mis sa carrière entre parenthèses quand son époux, Gerhard Schröder, était devenu chancelier. Aujourd’hui qu’il se consacre au business, elle tente, sans grand succès, de se lancer en politique.
L’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder et son épouse, la journaliste Doris Köpf, en 2007, à Berlin.
©Michael Sohn/AP/Sipa
L’Allemagne est peut-être après la France le pays où politiques et journalistes sont le plus proches. « Mais il n’y a pas de débat public sur cette question », regrette le politologue Gerd Langguth. Quand Joschka Fischer, l’ex-ministre des Affaires étrangères, s’est marié avec Claudia Bohm puis avec Nicola Leske, l’une et l’autre journalistes, ce n’est pas l’éventualité d’un conflit d’intérêts qui a défrayé la chronique, mais le fait qu’elles étaient beaucoup plus jeunes que lui. De même, nul ne trouve à redire à ce que les compagnes de Cem Özdemir, le coprésident des Verts, ou de Christian Lindner, ex-secrétaire général du Parti libéral-démocrate (FDP), continuent de travailler dans la presse. L’essentiel, c’est de ne pas entrer ouvertement dans l’arène. « Pour le public allemand, que Valérie Trierweiler soit journaliste n’a rien de choquant. Ce qui l’est, c’est qu’elle s’immisce dans la politique, par le biais notamment de tweets controversés », explique une consoeur française installée à Berlin.
En Espagne aussi, on évite toute polémique, même dans des cas délicats comme celui de Carme Chacón, ministre de la Défense de Zapatero, mariée au journaliste Miguel Barroso, ancien secrétaire d’État à la Communication. Et l’on préfère citer en exemple le couple que forment le prince héritier Felipe et Letizia Ortiz, présentatrice vedette de la chaîne publique TVE. Depuis qu’elle est membre de la famille royale, Letizia a renoncé à toute activité professionnelle. Elle se consacre à son rôle de princesse des Asturies et à l’éducation des deux infantes. Les compagnes journalistes d’Alberto Nuñez Feijóo, le président de la région de Galice, et de Juan Alberto Belloch Julbe, ex-ministre de l’Intérieur et actuel maire de Saragosse, ont, elles, choisi de se mettre en disponibilité.
Plus tapageurs, les Argentins ? L’affaire fait grand bruit à Buenos Aires : Amado Boudou, le vice-président, et sa compagne, Agustina Kämpfer, de la chaîne CN23, sont poursuivis pour enrichissement illicite… De quoi choquer les Anglo-Saxons, les plus sourcilleux en la matière. « Les cas argentin ou français nous paraissent incroyables. Chez nous, les relations entre politiques et journalistes doivent être distantes ; toute entorse à ce principe est très mal vue, confirme un confrère britannique, qui cite l’affaire des écoutes téléphoniques illégales pratiquées par News of the World. Le seul fait que le Premier ministre David Cameron ait entretenu une relation amicale avec Rebekah Brooks, la rédactrice en chef de ce journal, a fait scandale. »
Messaline et les petits reporters
La grande particularité des États-Unis, c’est qu’on y trouve des journalistes hommes mariés à des femmes d’influence. Ainsi, Todd Purdum (un ancien du New York Times passé à Vanity Fair) avec Dee Dee Myers (ex-porte-parole de Bill Clinton) ; Ron Brownstein (National Journal) avec Eileen McMenamin (porte-parole de John McCain, candidat à la Maison Blanche en 2008) ou Matthew Cooper (ex-Time Magazine) séparé de Mandy Grunwald (chargée de la communication de Hillary Clinton pendant la même campagne). Un cas de figure impensable en France, où les journalistes hommes ne jouissent pas de la même aura. « Il n’est pas prestigieux pour une femme politique qui a fait l’ENA de sortir avec un diplômé du Centre de formation des journalistes », estime la sociologue française Nathalie Bajos. Et puis, « alors qu’un homme politique qui multiplie les conquêtes passe pour un sympathique bon vivant, une femme politique qui croquerait un petit journaliste pour son quatre-heures serait vite étiquetée comme une Messaline », déplore Roselyne Bachelot, ex-ministre de Sarkozy.
Mélange des genres
Seul membre du gouvernement britannique à être uni à une journaliste (Sarah Vine, du Times), Michael Gove a connu son épouse à l’époque où il travaillait lui aussi dans ce quotidien, et non dans le cadre de ses fonctions de ministre de l’Éducation.
Aux États-Unis, où il existe des couples célèbres (à l’instar d’Andrea Mitchell, de NBC, mariée à Alan Greenspan, l’ex-patron de la Réserve fédérale), on juge aussi ce mélange des genres décrédibilisant pour le (ou la) journaliste. Et malheur à ceux qui dissimulent leur liaison. Gina Chin et Brett McGurk l’ont appris à leurs dépens. En juin, lorsqu’on a découvert que leur relation remontait à l’époque où elle était correspondante en Irak et lui membre du Conseil de sécurité nationale, la première a dû démissionner du Wall Street Journal et le second renoncer au poste d’ambassadeur en Irak que Barack Obama songeait à lui confier. « Il ne m’a jamais divulgué la moindre information classifiée », jure la jeune femme. Deux autres couples ont posé des problèmes déontologiques, sans que leur carrière en pâtisse. Christiane Amanpour, célèbre reporter de CNN et épouse de James Rubin, porte-parole du département d’État de Bill Clinton, a osé interviewer son conjoint en 2009 à propos de l’Iran, dont elle est originaire. Bianna Golodryga, présentatrice de Good Morning America (sur ABC), en ménage avec Peter Orszag, chargé par Obama jusqu’en 2010 de la réforme du système de santé et de la relance économique, couvre ces sujets dans son émission.
Ces interférences sentimentales affectent moins la Russie, ce qui n’empêche pas la presse d’y être presque entièrement aux ordres.
Ces interférences sentimentales affectent moins la Russie, ce qui n’empêche pas la presse d’y être presque entièrement aux ordres. « Chez nous, les hommes politiques passent pour des corrompus et les journalistes pour des menteurs et des lèche-bottes. Ils n’ont aucun intérêt à se montrer ensemble », s’amuse Tatiana S., du journal d’opposition Novaïa Gazeta. Seule à s’être épanchée sur ce sujet, Elena Tregoubova (de Kommersant) a révélé en 2003 dans Une exploratrice au Kremlin, un livre sujet à caution, comment son « ami Volodia » (Vladimir Poutine) lui avait conté fleurette devant un plat de sushis. Peu après, ses dénonciations des entraves à la liberté de la presse lui ont valu d’être licenciée.
Dans plusieurs grands pays, les liaisons entre représentants des médias et du monde politique sont fort rares. En Chine, « elles concernent uniquement les présentatrices télé – qui préfèrent toutefois sortir avec des hommes d’affaires – et les politiciens locaux. Les dirigeants nationaux sont méfiants et ne veulent pas que les femmes se mêlent de politique. Ils préfèrent épouser des stars de cinéma ou, comme le futur président Xi Jinping, une cantatrice », explique un journaliste de Shanghai.
« En Turquie, les présentatrices de télévision sont à l’abri des politiciens entreprenants, plaisante Erol Özkoray, journaliste et patron de la maison d’édition Idea Politika. Elles travaillent surtout à Istanbul, alors que les institutions se trouvent à Ankara, une ville plus provinciale où l’on envoie plutôt des correspondants hommes. Rien à voir avec Paris, où hommes de pouvoir et journalistes se côtoient journellement. »
Fantasme
En Inde, l’obstacle n’est pas géographique mais social. Si les castes ont été officiellement abolies, les mariages se font toujours à l’intérieur de ce carcan. Or la classe politique s’est démocratisée et ouverte à des catégories sociales inférieures, alors que les journalistes appartiennent presque tous à la classe moyenne. Ces derniers n’ont pas plus envie de déroger que les politiciens issus des grandes familles du pays, qui choisissent eux aussi leur conjoint dans leur milieu social. Le cloisonnement est tout aussi net au Japon, mais pour des raisons différentes. Que ce soit dans les partis politiques, les ministères ou les grandes entreprises, les journalistes vont à la pêche aux informations dans le cadre de clubs de la presse, instances collectives qui ne laissent aucune place aux rencontres personnelles et aux tête-à-tête. Souvent âgés et venus de province où ils se sont mariés jeunes, les politiciens ne font pas rêver les starlettes, qui leur préfèrent les sumotoris.
L’attirance pour les hommes de pouvoir serait-il un fantasme féminin spécifiquement français ? Ce qui est sûr, c’est que ces liaisons sont favorisées par une grande promiscuité. « Nous passons beaucoup de temps avec les hommes politiques. En déplacement, nous logeons dans les mêmes hôtels », avoue Vanessa Schneider, du Monde, qui cite le cas des universités d’été des partis, qui « mélangent temps de travail et temps festif ». « Nos hommes politiques vivent dans un microcosme où ils ne rencontrent que des journalistes », souligne un membre du Conseil économique et social. Pendant ce temps, des cohortes de trentenaires françaises désespèrent de trouver l’âme soeur. Le monde serait-il mal fait ?
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