Tunisie : la révolution pervertie
Tribune d’Emna Mnif, universitaire et militante politique
La Tunisie riche de son histoire est dépouillée de sa mémoire. La Tunisie de Didon, fondatrice de Carthage, celle de la Kahena, guerrière berbère, la Tunisie des mouvements réformateurs aux racines profondes qui ont jeté les bases de la sécularisation de l’État et de la citoyenneté, inscrites dans l’abolition de l’esclavage en 1846, dans le Pacte fondamental (Ahd el-Aman) de 1857 et dans la première Constitution de 1861, la Tunisie d’Abdelaziz Thaalbi et de Tahar Haddad, de Tawhida Ben Cheikh, Bchira Ben Mrad, Hassiba Ghileb et j’en passe… Cette Tunisie-là n’aurait pas pu revenir sur un débat d’arrière-garde sur les « droits » et les « acquis » de la femme si la mémoire historique n’avait été gommée par les régimes successifs.
L’article 27 de la Constitution, fondatrice de la IIe République, adopté par la majorité des élus de la commission droits et libertés de la Constituante, stipule : « L’État assure la protection des droits de la femme et de ses acquis, sous le principe de complémentarité avec l’homme au sein de la famille et en tant qu’associée à l’homme dans le développement de la patrie. L’État garantit l’égalité des chances pour la femme dans toutes les responsabilités. L’État garantit la lutte contre les violences faites aux femmes, quelle qu’en soit la sorte. »
La voie empruntée par la Constituante, à majorité relative islamiste, s’apparente à une revanche sur l’histoire contemporaine récente qu’on voudrait incarnée par la seule personne de Habib Bourguiba, premier président de la Tunisie indépendante. Cette voie fait fi d’un processus inscrit dans l’histoire particulière du pays et dans son identité singulière.
La Constituante a remis en question un modèle sociétal qui a fait l’exception tunisienne.
La stigmatisation de la femme et du code du statut personnel, dont la Tunisie s’est dotée au lendemain de l’indépendance, en 1956, n’est rien d’autre que la remise en question du processus émancipateur et de modernisation de la société tunisienne, une offensive contre un modèle sociétal qui a fait l’exception tunisienne dans l’environnement maghrébin et arabo-musulman. Elle s’organise dans l’occultation du caractère subversif de la Révélation et de la portée progressiste des enseignements de l’islam appréhendés à travers sa contextualisation et le prisme de l’historicité.
Il ne s’agit pas d’une atteinte aux acquis des seules femmes tunisiennes, mais également à ceux de la famille et, plus largement, d’une société valorisant l’individu, sans distinction de genre ou de condition, élevé au rang de citoyen, souverain et responsable, placé au centre du processus de fondation de l’État démocratique. Lequel est édifié sur la base de l’institutionnalisation des pouvoirs et de la séparation du temporel et du sacré.
Cette offensive relègue la femme à la condition de mineure et de minorité – alors qu’elle représente plus de la moitié de la population -, la définit par rapport à l’Autre masculin et la dépouille de son identité propre et de sa citoyenneté. Mais la citoyenneté et l’individu sont uns et indivisibles et ne s’accommodent pas de discrimination de genre, de race ou de religion devant la loi.
En définitive, les élus du peuple à la Constituante, responsables de l’accomplissement du processus révolutionnaire initié par ce même peuple avec comme mots d’ordre travail, liberté et dignité, sont en passe de pervertir la révolution et de l’écarter de ses objectifs. Par l’instrumentalisation idéologique de la légitimité électorale et en contradiction avec toutes ses promesses de campagne, la majorité islamiste met en péril les fondements de l’État moderne, l’écarte de l’idéal démocratique qui a habité son peuple et menace les aspirations de celui-ci à la liberté et à la dignité.
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