Côte d’Ivoire – CPI : procès Gbagbo, l’heure de vérité
Depuis octobre 2011, magistrats, juristes et enquêteurs de la Cour pénale internationale (CPI) préparent dans le plus grand secret l’audience, initialement prévue le 13 août, au cours de laquelle l’ancien président Laurent Gbagbo se présentera devant ses juges. Enquête.
Dans sa prison de Scheveningen, Laurent Gbagbo attendait son audience du 13 août dans le calme et la sérénité. L’ancien professeur d’histoire, philosophe à ses heures, avait même adopté une devise – « Fais ce que tu dois, advienne que pourra » – empruntée à la famille Pérusse des Cars, qui a fourni à la France de valeureux militaires, de brillants intellectuels et de courageux serviteurs de l’État, du temps des croisades jusqu’à la Ve République. Mais le 3 août au matin, ses avocats lui auront finalement obtenu un nouveau répit. L’audience a été reportée sine die par la Cour pénale internationale (CPI) pour des raisons de procédures liées à l’état de santé du prévenu.
Transféré dans la banlieue de La Haye, aux Pays-Bas, en novembre, le plus célèbre pensionnaire de la CPI avait eu le temps de préparer sérieusement sa défense. Me Altit, son principal défenseur, lui avait méticuleusement décrit le déroulement de l’audience, les pièges à éviter et l’attitude à adopter. Une sorte de répétition pour une séquence qui devait durer plusieurs jours. Gbagbo devait séduire son auditoire, développer ses arguments sans heurter les juges. « Quoi qu’il en soit, il est confiant et donnera sa version des faits », explique l’un de ses proches.
À quelques kilomètres de Scheveningen, le nouveau procureur de la CPI, Fatou Bensouda, était elle aussi prête. La Gambienne a consacré énormément de temps à l’affaire Gbagbo. Sérieuse, appliquée, déterminée, elle sait que ces premiers pas, devant toutes les caméras de la planète, marqueront son début de mandat. Un bon départ lui permettrait de travailler dans la sérénité alors que la CPI a été décriée durant les deux dernières années du mandat de son très médiatique prédécesseur, l’Argentin Luis Moreno-Ocampo. Au nom des victimes, Bensouda mettra toute son énergie pour convaincre les juges de confirmer les charges qui pèsent contre l’ancien président ivoirien et d’ouvrir un procès.
Depuis le mois d’octobre 2011, une vingtaine de magistrats, juristes et enquêteurs ont préparé dans le plus grand secret cette audience avec l’appui des autorités ivoiriennes. De très nombreuses missions « in situ » pour recueillir des preuves ont été menées. Des témoignages écrits de victimes et de prisonniers ont été versés au dossier. Des rapports et des vidéos (plus de 400) ont donné lieu à la rédaction d’un document remis aux juges et à la défense. À cela s’ajoutent plus de 9 000 pages d’annexes, classées, pour certaines, confidentiel.
"Il s’est servi de l’appareil de l’État ivoirien"
Le document principal, signé de la main de Fatou Bensouda, tient à démontrer que Gbagbo a planifié, ordonné et mis en oeuvre un déchaînement de violences avec l’aide de son entourage immédiat, dont Simone Gbagbo, Charles Blé Goudé, le leader des Jeunes patriotes, des représentants politiques et de hauts dirigeants militaires. « Il s’est servi de l’appareil de l’État ivoirien, y compris des Forces de défense et de sécurité (FDS), renforcées par des miliciens et des mercenaires… Il a régulièrement rencontré ses commandants pour orchestrer l’exécution de cette politique et a ordonné aux forces pro-Gbagbo de mener des attaques contre des manifestants civils », peut-on lire. Selon ce rapport, les forces pro-Gbagbo ont pris pour cible les habitants des quartiers d’Abidjan (notamment Abobo, Adjamé, Koumassi et Treichville) – peuplés de ressortissants du Nord, du Centre et des autres pays ouest-africains – considérés comme des bastions d’Alassane Ouattara. Les maisons étaient souvent marquées, soit avec les lettres D (Dioula) ou B (Baoulé) à la craie blanche, soit avec une croix peinte en noir, pour que les assaillants puissent les identifier. Les cibles auraient aussi été choisies pour des motifs religieux, visant tout particulièrement la communauté musulmane.
Les équipes du procureur ont particulièrement répertorié quatre événements : les attaques contre les manifestants pro-Ouattara qui se dirigeaient vers la Radio Télévision ivoirienne (16 décembre 2010), la répression d’une manifestation de femmes à Abobo (3 mars 2011), le bombardement du marché dans ce même quartier (17 mars 2011) et le massacre de civils à Yopougon (avril 2011). Selon le procureur, Gbagbo aurait exhorté ses forces : « Je veux que vous puissiez tenir. Je ne veux pas perdre Abobo », et aurait publiquement déclaré qu’il « nettoierait » ce quartier pour le transformer en cimetière. Il aurait aussi enjoint à Charles Blé Goudé et au général Philippe Mangou, alors chef d’état-major de l’armée, d’enrôler des miliciens au sein des FDS, et participé au recrutement de mercenaires libériens. Enfin, il aurait financé ce dispositif et contribué à l’armement des forces qui lui étaient loyales en chargeant des subordonnés d’acquérir des armes à l’étranger.
Le bureau du procureur a dressé un bilan accablant : de 706 à 1 089 personnes tuées, au moins 35 cas de viols et 520 arrestations arbitraires, ainsi que des mauvais traitements sur 90 personnes. Ainsi Laurent Gbagbo, président de la République de Côte d’Ivoire et chef des armées à l’époque des faits, est poursuivi comme « coauteur de crimes contre l’humanité ». Quatre chefs d’accusation seront soumis à la décision des juges : meurtres ; viols et autres formes de violence sexuelle ; actes inhumains ; persécution. La décision pourrait être rendue en octobre.
Bataille de procédures
La défense se prépare également et affûte ses armes. Après avoir obtenu l’aide juridictionnelle, Me Emmanuel Altit a étoffé son équipe, obtenu le report de l’audience initialement prévue le 18 juin et engagé une bataille de procédures, pièces contre pièces, afin notamment de réfuter certains témoignages. Il a déposé le 27 juillet ses éléments de preuves à la décharge de son client, dont 372 documents classés confidentiel. Parmi ses angles d’attaque : la détention arbitraire des pro-Gbagbo, les exactions sommaires et les actes de torture perpétrés par le nouveau régime qui empêchent la vérité d’éclater. Il produit notamment des témoignages, des articles de presse et des rapports d’ONG comme Amnesty International ou Human Rights Watch. La défense joue plusieurs cartes : inaptitude de son client à se présenter à l’audience, nullité de la procédure, contestation des charges retenues et demande de liberté conditionnelle.
L’agenda hebdomadaire de Gbagbo est aujourd’hui bien calé entre des séances de travail avec ses avocats, les visites de ses proches et les activités carcérales. Il lit énormément, à tel point que le pénitencier a dû suspendre, momentanément, en juin la livraison de livres, sa cellule de 10 m2 ne pouvant plus contenir les centaines d’ouvrages politiques et les grandes sagas grecques et romaines qu’on lui a déjà offerts. Il se rend également à la salle de gym, où il fait du vélo, et reçoit la visite d’un kinésithérapeute deux fois par semaine pour soigner une vieille arthrose aux poignets et à l’épaule. Durant son temps libre, il reste attentif à l’actualité politique (premiers pas de Hollande en France, situation au Mali et en Guinée-Bissau…) et aux grands événements sportifs. Il suit actuellement les Jeux olympiques, après avoir regardé à la télévision le championnat d’Europe de football. Il n’a d’ailleurs pas manqué de plaisanter avec les gardiens néerlandais, auxquels il prédisait la victoire de leur équipe ! Ces derniers ne lui tiennent pas rigueur de ses erreurs de pronostics, et apprécient son humour et sa bonhomie quotidienne. « He’s a good guy ! » rapportent régulièrement ses gardes.
La procureure Fatou Bensouda, après son entretien avec le président Alassane Ouattara, à Abidjan, le 28 juin 2011.
© Issouf Sanogo/AFP
Pendant ce temps, Simone…
« Dites à mon mari que je tiens bon. » Simone Gbagbo a profité du voyage de l’un de ses avocats en juin à La Haye pour donner de ses nouvelles à son époux. Gardée en résidence surveillée à Odienné, l’ex-première dame s’occupe tant bien que mal (prières et lecture de la Bible, rencontres avec des personnalités de la ville), reçoit la visite de ses soeurs, Victoire Ehivet Mady et Claudine Ehivet Ouattara, mais reste largement coupée du monde. Le Sénégalais Ciré Clédor Ly, l’un de ses avocats, souligne son courage dans les épreuves mais reconnaît que sa famille lui manque beaucoup. Son état de santé inquiète aussi. « Elle ressent des douleurs aux jambes des suites d’un vieil accident de voiture », confie l’un de ses proches. Elle demande régulièrement des informations sur ses anciens compagnons du Front populaire ivoirien (FPI) incarcérés. Elle a accepté de recevoir, le 21 juillet, la ministre déléguée à la Justice, Matto Loma Cissé, venue s’enquérir de ses conditions de détention. En février, la justice ivoirienne l’a inculpée de génocide. Aucune date n’a encore été avancée pour la tenue de son procès.
Un « bon gars » qui a toute sa tête. Gbagbo reste fidèle à sa ligne : c’est lui qui a gagné l’élection, et il est la victime d’un complot ourdi par la France et ses adversaires politiques. Il est persuadé d’avoir signé son arrêt de mort en refusant de répondre à l’invitation de Nicolas Sarkozy pour le 50e anniversaire des indépendances africaines, le 14 juillet 2010 à Paris. « Tant que vous tenez, je tiens », a-t-il confié récemment à l’un de ses visiteurs. Il reçoit régulièrement sa conseillère juridique, Géraldine Odéhouri, installée dorénavant à La Haye, son ami socialiste Guy Labertit et son porte-parole pour l’Europe, Bernard Houdin. Ces soutiens sont chargés de missions discrètes pour maintenir la flamme chez les partisans et faire du lobbying politique. Cette petite équipe cherche notamment à mobiliser certains élus socialistes, des Verts ou du Front de gauche pour sensibiliser le président François Hollande et l’opinion publique française. Le message : « Sans Gbagbo, la réconciliation ivoirienne ne sera pas possible », assure Bernard Houdin.
Gbagbo discute aussi avec ses codétenus, comme le Congolais Jean-Pierre Bemba ou le Libérien Charles Taylor, récemment converti au judaïsme et que l’on voit déambuler une kippa sur la tête.
La visite de Charles Konan Banny
Gbagbo a reçu en juin la visite d’un émissaire de la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation (CDVR) du président Charles Konan Banny. « Il a une notion personnelle du temps. Pour lui, le temps est l’autre nom de Dieu. Il est persuadé qu’au bout du chemin son combat pour l’indépendance ivoirienne et africaine finira par s’imposer », explique ce dernier. Gbagbo discute aussi avec ses codétenus, comme le Congolais Jean-Pierre Bemba ou le Libérien Charles Taylor, récemment converti au judaïsme et que l’on voit déambuler dans les couloirs de la prison une kippa sur la tête. Il communique aussi tous les jours avec Nady Bamba, sa seconde femme, épousée traditionnellement, qui se trouve en exil en Afrique de l’Ouest. Auprès de tous, l’ex-président affiche un moral d’acier, se dit prêt à répondre aux juges et espère toujours une liberté provisoire.
À La Haye, la police reste sur le qui-vive dans la perspective de cette audience. Les pro-Gbagbo, très mobilisés, ne manqueront pas d’être présents pour demander la libération de leur « idole ». Les forces de sécurité hollandaises attendent aussi des partisans du président Ouattara et veulent éviter à tout prix des affrontements entre les militants. Sur le terrain médiatique, on risque également d’assister à une véritable foire d’empoigne.
Le gouvernement ivoirien prépare sa riposte. Lors de son passage à Paris, du 24 au 26 juillet, le président Alassane Ouattara a eu une séance de travail avec plusieurs de ses ministres et les deux avocats français de l’État ivoirien, Jean-Paul Benoit et Jean-Pierre Mignard, qui seront du voyage à La Haye. « Gbagbo a créé son propre malheur et celui de son pays en refusant de reconnaître sa défaite électorale, explique Me Benoit. Il est à l’origine de la violence durant la crise postélectorale. » Les deux confrères, proches de François Hollande, sont à l’origine d’un mémorandum, remis en mars 2011 à la CPI, qui dénonce les crimes du camp Gbagbo. Ils comptent bien faire entendre cette version-là.
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