Morceaux choisis : « Infidèles », d’Abdellah Taïa

Dernier roman d’Abdellah Taïa, « Infidèles » nous plonge dans le quotidien de Jallal et de sa mère, Slima, une prostituée marocaine que le jeune homme aide dans la recherche de ses clients. Fidèle à son habitude, l’écrivain marocain explore le thème de l’homosexualité et des amours masculines et évoque la situation politique de son pays dans les années 1980. Récit à plusieurs voix écrit dans un style télégraphique qui ne manque pas de poésie, l’histoire est rythmée par les nombreuses ruptures temporelles et les rencontres des deux antihéros. Des hammams de Salé, au Maroc, aux casinos du Caire, en Égypte, Taïa nous entraîne dans la quête spirituelle nourrie par l’humiliation et les brimades quotidiennes de deux personnages marginalisés par la société, partis à la recherche d’un sens à donner à leur existence. En voici un extrait en avant-première.

« Elle faisait son travail. Des hommes. Encore des hommes. […] Elle avait beaucoup de succès. © Romain Boutillier/Ektadoc

« Elle faisait son travail. Des hommes. Encore des hommes. […] Elle avait beaucoup de succès. © Romain Boutillier/Ektadoc

Publié le 10 août 2012 Lecture : 5 minutes.

Pas loin du quartier de Hay Salam il y avait une immense base militaire. Un terrain vague, vaste et terrifiant, nous séparait d’elle. Je n’ai jamais osé le franchir. C’était le pays des bandits, les vrais, des ivrognes rejetés de tous, des tueurs, des drogués. Une zone de non-droit juste à côté de la base militaire la plus importante du Maroc. Je n’ai jamais compris comment cela était possible. J’ai posé une fois la question à notre soldat. Lui non plus n’avait pas de réponse. Il s’est contenté de dire :

« C’est le Maroc ! »

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C’est le Maroc ?

Une autre énigme.

Après son travail, le soldat traversait cette zone pour rejoindre Hay Salam, où il habitait comme nous. Il n’avait jamais peur. Il était sans doute protégé par sa tenue militaire et par les prières de sa mère.

Hay Salam lui appartenait.

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C’était le milieu des années 80.

Le Maroc avait soudain besoin de plus de soldats. On les formait à Salé, à Kenitra, à Meknès, et on les expédiait au sud, dans le Sahara, défendre un désert soudain devenu un territoire national, une cause sacrée. Un tabou. Un mystère. Une fiction. De la science-fiction.

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Notre soldat était sur le point de finir sa formation de deux ans.

Il était arrivé chez nous quand j’avais 11 ans. Ce jour-là j’en avais presque 13.

Je me suis habitué à lui très vite. La chambre qu’il louait chez un Berbère du Souss n’était pas loin de notre maison. Il venait voir ma mère au moins deux fois par semaine. Et moi j’allais le voir dans sa chambre désordonnée de célibataire quatre à cinq fois par semaine. Il ne s’est jamais plaint de ma présence trop envahissante, de mes chansons trop naïves et de mes fesses trop maigres. Pour me faire aimer un peu plus de lui, je me suis inventé un rôle. Sa bonne. Le bordel de sa chambre, c’était moi qui le rangeais. Son linge sale, c’était moi qui le lavais. Sa vaisselle, c’était moi qui la faisais. L’odeur de musc qu’on respirait chez lui, c’était moi qui l’avais imposée. Le musc était un lien entre nos deux chambres. Nos deux vies.

Deux ans de va-et-vient.

Deux ans pour connaître de l’intérieur un homme, un être humain, un sexe masculin. Savoir tout de ses paroles et de ses silences. De son souffle qui s’accélère. De son coeur qui devient fou. De sa jouissance. Son râle. Et son corps, au ciel, qui tombe violemment.

Deux ans pour m’inspirer d’un homme, le copier, marcher comme lui, me tenir comme lui, tomber comme lui, inventer dans ce monde une place près de la sienne, un chemin parallèle au sien.

Deux ans.

Je n’ai rien vu d’autre que lui. Lui et ma mère Slima. Lui, ma mère et le film. River of No Return.

Deux ans qui se terminaient ce soir-là.

On allait l’envoyer combattre au sud pour l’honneur marocain, la fierté marocaine.

Il était digne à côté de moi, de nous.

À présent, il allait entrer un peu plus dans la soumission qu’on nous imposait, à tous les Marocains.

« Le Polisario. C’est le nom de notre ennemi. Ils veulent nous voler notre Sahara occidental. »

Le soldat a dit cela et il a ri.

Plus tard, des années après, j’ai compris le sens de ce rire, son ironie, sa transgression. Sa tristesse.

Je n’avais rien contre le Polisario. Je ne connaissais pas le Sahara marocain.

Je connaissais le soldat. Il allait partir ce soir-là. Il marchait vers la mort. Il le savait.

Je le savais.

Personne n’arriverait à forcer ce destin. Le dérouter.

L’annuler. Le combattre. L’amadouer.

Le Sahara était marocain. Le roi Hassan II l’avait décidé. Et, après le départ des Espagnols, il avait organisé une grande marche en 1975 pour le récupérer, en faire une terre marocaine. La Marche verte.

Le soldat avait préparé sa valise. Je l’avais aidé. Il y tenait. Le soldat allait pleurer.

Ma mère s’en moquait. Pour elle, il n’était qu’un client parmi tant d’autres.

J’avais appris sérieusement la chanson du film. Il était hors de question de le trahir. De sombrer dans une tristesse déclarée. La joie était ce qu’il venait chercher chez nous. La joie était mon dernier cadeau pour lui.

Une chanson. Une petite danse. Un refrain. Une langue qu’on fait nôtre enfin.

Dans la nuit longue nous allions tout réécrire. Ne plus jamais dormir.

Je m’appelle Jallal.

Dès notre installation à Hay Salam, ma mère Slima a acheté un poste de télévision. En couleur. C’était rare à l’époque, au milieu des années 80.

Elle faisait son travail. Des hommes. Encore des hommes. Des Blancs. Parfois, mais rarement, des Noirs. Elle avait beaucoup de succès.

Après l’école, dans ma chambre bleue, je regardais la télévision.

Dans sa chambre verte, ma mère bossait dur. Je ne m’ennuyais jamais.

Je faisais le ménage et la cuisine. Ma mère s’occupait du reste.

Les années à Hay Salam, c’était l’âge où tout allait être redéfini. Mon rôle. Le sien. Ce qu’on allait faire à deux, séparés, communiquant à travers le mur qui liait ma chambre à la sienne.

Je ne réveillais jamais ma mère quand elle dormait. Son corps avait un autre rythme que le mien. Vivait d’autres expériences.

Je savais tout.

Je posais parfois une question.

« C’est comme ça, mon fils. Je suis née pour cela. Vivre nue. Ne pas avoir peur d’être nue pour les autres. Je n’ai pas honte. »

Je ne comprenais pas toujours.

Je regardais la télévision. C’est d’elle que j’ai appris à mieux distinguer les choses, les fils entre les gens. Le mal. Le bien. Les masques.

Les langues. Les illusions.

Il ne fallait pas dire aux autres que nous avions une télévision en couleur. Ni aux voisins ni aux camarades à l’école. La jalousie, encore, toujours, partout. Se méfier des autres, de tous les autres. La nudité ne signifie pas révéler son âme, ses secrets, à tout le monde.

« Le monde ne comprend pas la terre. On ne sait plus être vrai. Tu ne dois jamais te livrer complètement aux autres, mon fils, même à ceux qui t’aiment. Résiste. Résiste. Ne dis pas tout de toi, de ton histoire, de ton coeur. Ne te donne jamais totalement. Personne ne mérite cela, cet honneur. Tu as compris ? »

La télévision en couleur symbolisait cette stratégie. Cacher l’essentiel. Cacher le vrai. Apprendre à jeter des sorts. À annuler ceux des autres. Marcher en regardant en permanence autour de soi.

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© Seuil 2012

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