Football palestinien : le défi de la professionnalisation sous l’occupation israélienne
Professionnalisation du championnat, multiplication des rencontres internationales… Malgré les restrictions drastiques imposées par Israël et le manque d’infrastructures, le football palestinien poursuit tant bien que mal sa progression en Cisjordanie.
Samir al-Abid a refait ses comptes. Comme tous les mois ou presque, le président d’Al-Bireh Institute, un club situé dans la périphérie de Ramallah, devra pousser les portes de sa banque pour emprunter de quoi payer intégralement les salaires de ses joueurs – dont certains ont un emploi pour améliorer le quotidien -, qui vont de 500 à 2 500 dollars (environ 400 à 2 000 euros) mensuels. « Je me porte caution personnellement. En d’autres termes, je m’endette », sourit le dirigeant.
Mais, avec le temps, Abid s’est habitué à ce type de situation en se disant que ce n’était pas forcément de l’argent dilapidé. En Cisjordanie, le football est professionnel depuis 2010, et cette quasi-révolution mérite bien à ses yeux quelques sacrifices : « Nous savons très bien que cela va prendre du temps, que c’est compliqué, mais, au moins, on se dit que c’est profitable pour notre sport favori ; qu’il avance. »
La Palestine a pris son destin en main il y a un peu plus de deux ans, alors que son football, faute de moyens, vivotait dans un vague semi-professionnalisme. « Quand je suis arrivé à la Fifa [Fédération internationale de football, NDLR], en 1998, je suis allé en Palestine, qui venait d’être affiliée à la Fédération, explique le Français Jérôme Champagne, conseiller auprès de l’Autorité palestinienne pour le développement du sport depuis 2010. Pendant près de dix ans, la Fifa, sous l’impulsion de Sepp Blatter [son inamovible président], qui a toujours soutenu le principe qu’on peut jouer au football partout dans le monde, a contribué à une modernisation des statuts de la Fédération palestinienne, les projets Goal ont permis d’améliorer les structures administratives, et des stades avec des pelouses synthétiques ont été bâtis, parfois avec l’aide de la communauté internationale. Tout cela malgré l’Intifada et les restrictions imposées par Israël. »
Trio gagnant
La Fifa, avec le tandem Blatter-Champagne, a trouvé en Jibril Rajoub, 59 ans, le relais indispensable à la mutation en profondeur du football palestinien. Membre historique du Fatah, habitué des prisons de l’État hébreu, qu’il a fréquentées pendant dix-huit ans, cet ancien chef de la sécurité de Yasser Arafat est l’un des hommes les plus influents de Cisjordanie.
Devenu président de la Fédération palestinienne en 2008, Rajoub promène son autorité naturelle avec aisance. Champagne le dépeint comme celui « sans qui rien n’aurait été possible ». L’intéressé, avec sa voix traînante et éraillée, toujours pressé à cause d’un agenda surchargé, juge plutôt positives les premières années de son mandat : « On progresse d’année en année. Cela étant, dans leurs mentalités, les joueurs et les entraîneurs doivent apprendre à être encore plus pros, admet celui qui est également président du Comité olympique palestinien. Il faut aussi que la culture de l’investissement financier se développe, ce qui passe par une amélioration du marketing et de la communication. »
Une politique de communication et de marketing efficace favoriserait l’arrivée de nouveaux sponsors.
Dans son programme à court terme, Rajoub a également fait de la formation des jeunes joueurs et des entraîneurs « une priorité », et, chaque jour qui passe, la perspective de construire de nouveaux stades se fait un peu plus concrète.
Avec sa West Bank Premier League à dix équipes en 2011-2012 – appelée à en compter deux de plus la saison prochaine -, ses compétitions qui vont jusqu’à leur terme, le million de dollars versé annuellement par l’opérateur téléphonique Jawwal et des clubs aux moyens inégaux, la Palestine donnerait presque l’impression d’avoir réglé ses pas sur ceux de la normalité.
Occupation israélienne étouffante
Le football subit pourtant les conséquences de l’occupation israélienne, plus ou moins étouffante. « L’économie palestinienne, qui souffre aussi de la crise mondiale, est dépendante d’Israël, explique Mouawiah Qawasmi, le président du Shabab Al-Khaleel (Hébron), l’un des clubs les plus aisés du pays. Je table sur un budget annuel de 500 000 dollars : 100 000 proviennent de la Fédération, 100 000 des sponsors, 40 000 de la billetterie, et le reste d’abonnements, de dons ou de la location de bâtiments appartenant au club. Le problème, c’est que l’argent ne rentre pas toujours régulièrement, à cause surtout des lenteurs administratives. J’arrive huit fois sur dix à payer les salaires des joueurs [rémunérés entre 500 et 6 000 dollars par mois] dans les temps. » Qawasmi ne sous-estime par les difficultés économiques et les conséquences de l’occupation de la Cisjordanie sur les déplacements des joueurs et des supporteurs, régulièrement bloqués ou retardés à des check-points, où l’attente peut se révéler interminable. Il tient cependant à souligner que l’évolution est plus rapide que prévu : « Les mentalités ont changé, et les progrès accomplis depuis deux ans sont réels. Il ne faut pas oublier que nous avons basculé de l’amateurisme au professionnalisme il y a seulement deux saisons. Évidemment, il reste du chemin à parcourir… Notre championnat manque encore de visibilité. »
Le 9 mars 2011, les Chevaliers disputent leur premier match sur le sol national, face à la Thaïlande. © AFP
Un dossier dont Jibril Rajoub s’est emparé, sur les conseils de Jérôme Champagne. « La création d’une chaîne sportive est à l’étude. À ce jour, un seul des cinq canaux hertziens accordés à la Palestine à la suite des accords d’Oslo est utilisé, explique le Français. Seuls les matchs de la sélection nationale sont diffusés, et les gens ne voient que quelques images des matchs de championnat. Une chaîne sportive permettrait de retransmettre plus de matchs, et une politique de communication et de marketing efficace favoriserait l’arrivée de nouveaux sponsors. » Et, donc, de nouvelles ressources.
"Jouer pour gagner"
Un peu partout en Cisjordanie, tout le monde insiste sur l’engagement de Jibril Rajoub. Mais le puissant patron du football palestinien ne peut pas tout, et surtout pas contrôler le travail effectué dans les clubs professionnels. « Il n’est généralement pas suffisant, regrette Jamal Mahmoud, le sélectionneur jordano-palestinien de l’équipe nationale. Il faut que les joueurs travaillent plus tactiquement et physiquement dans leurs clubs. » Son adjoint, le Tunisien Makram Dabboub, pousse un peu plus loin l’analyse, sans réellement forcer le trait : « En théorie, les clubs devraient préparer les joueurs pour la sélection. En fait, c’est souvent le contraire. »
Malgré les demandes conjointes de la Fifa et du CIO, Israël refuse de faciliter la circulation des athlètes palestiniens.
Mais pour Jérôme Champagne, l’explication tient plus d’un problème structurel que d’une éventuelle mauvaise volonté. « Vu le petit nombre de stades, les clubs doivent se partager les terrains. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que deux équipes s’entraînent en même temps. Les conséquences sont nombreuses : physiquement, les joueurs n’ont pas quatre-vingt-dix minutes dans les jambes, ils ne tirent pas de loin et il y a des carences tactiques. D’où la nécessité de construire de nouveaux stades. »
En réponse à ce quotidien parfois tourmenté, le football palestinien parvient à exister sur la scène internationale. Le Markaz Shabab Al-Amari, champion en 2011 (Hilal Al-Qods vient de remporter le titre 2012), s’est qualifié pour le tour final de la President Cup, une compétition organisée pour les clubs des pays émergents du continent asiatique.
La sélection nationale, inévitable vitrine du sport le plus populaire du pays, a tourné le dos aux défaites récurrentes qui jalonnaient sa ligne statistique il y a encore quelques années. « Avant, l’essentiel était de participer. Aujourd’hui, on veut gagner », lance Fahed Attal, l’attaquant des Chevaliers et du Shabab Al-Khaleel. « Désormais, nous pouvons jouer nos matchs à domicile, "chez nous" [en qualifications pour la Coupe du monde 2014, la Palestine a reçu la Thaïlande puis l’Afghanistan dans son stade d’Al-Ram, inauguré en 2008] ; avant, on devait recevoir sur terrain neutre, au Qatar ou en Jordanie. » En mai, la Palestine a même organisé – et remporté – le tournoi international Al-Nakba, un rendez-vous que Jibril Rajoub souhaite pérenniser.
Gaza hors-jeu
La Cisjordanie a depuis deux ans son championnat professionnel. À Gaza, cette bande de terre de 41 km² soumise à l’impitoyable blocus israélien et à la dictature du Hamas, le football n’est plus vraiment une priorité. « Il n’y a pas de championnat structuré, en ce sens qu’il n’est pas professionnel, les joueurs ont un travail ou sont étudiants », résume Ismail Matar, membre de la Fédération palestinienne résidant à Gaza City. Les budgets des clubs sont dérisoires, et le Hamas, qui voit d’un très mauvais oeil toute forme de distraction, n’encourage pas franchement la pratique du football. « Pour les joueurs gazaouis convoqués en sélection, se rendre en Cisjordanie est trop compliqué. Les Israéliens n’accordent que très rarement l’autorisation de passer, reprend Matar. Les entraîneurs de Gaza ne peuvent pas suivre des formations dispensées par la Fédération ou la Confédération asiatique. » Résultat, depuis 2000, aucune équipe gazaouie ne s’est déplacée. A.B.
L’équipe de Palestine, qui, depuis 2000, participe régulièrement aux qualifications pour la Coupe du monde ou la Coupe d’Asie, tente de multiplier les contacts avec l’étranger, malgré les restrictions imposées par les Israéliens. « On doit jouer le plus de matchs possible, mais, quand on est sélectionneur d’une équipe comme celle de la Palestine, rien n’est simple. Je sais en effet que certains joueurs n’auront pas l’autorisation de sortir du territoire », argumente Jamal Mahmoud, qui ne voit guère les choses s’améliorer, malgré les demandes conjointes de la Fifa et du Comité international olympique (CIO) auprès du gouvernement israélien pour faciliter les déplacements des athlètes palestiniens. D’autres, comme le Gazaoui Mohamed Shbair, l’un des gardiens des Chevaliers, ont dû patienter plusieurs semaines avant de pouvoir rentrer en Palestine. « Trois mois ! J’ai passé trois mois dans un hôtel en Jordanie au retour d’un match au Soudan, en juin 2010, parce que je suis né à Gaza et que les Israéliens avaient décidé de me bloquer. Cela fait quatre ans que je n’ai pas revu ma famille, qui vit toujours là-bas. À chaque fois que j’effectue une demande, elle est rejetée. »
Incertitude
Jamal Mahmoud, comme tous ceux qui l’ont précédé à ce poste, lequel suppose un quotidien bien différent de celui de tout autre sélectionneur d’équipe nationale, s’est rapidement familiarisé avec les usages imposés par la situation. « Quand je dresse une liste de joueurs, je couche quarante noms, car je sais que certains ne pourront pas quitter le pays. En gros, je ne sais qu’au dernier moment avec qui je vais pouvoir travailler. C’est aussi pour cela que je cherche à l’étranger des joueurs qui ont des origines palestiniennes et qui pourraient évoluer pour la sélection. Au moins, quand nous jouons à l’étranger, ils peuvent nous rejoindre sans avoir de problèmes à la frontière. »
Un exercice imposé qui a permis à des joueurs comme Kettlun ou Bishara, nés au Chili, où réside une importante diaspora (l’un des principaux clubs chiliens, le Palestino, a été fondé en 1920 par des immigrés palestiniens), ou comme Jarun (Arka Gdynia, Pologne), né au Koweït, de jouer pour le pays de leurs ancêtres.
Si la majorité des internationaux évolue sur le territoire national, certains se sont expatriés dans des pays de la région, tels Saleh ou Samara (Égypte), Zatara (Iran), Badahri (Arabie saoudite). « J’encourage les joueurs à s’expatrier, intervient Fahed Attal, qui a joué plusieurs années en Jordanie avant de revenir en Palestine. Ce sera profitable à la sélection. Car notre objectif c’est de participer un jour à la Coupe d’Asie des nations. » Et la Coupe du monde ? Il est peut-être un peu trop tôt…
Footballeuses de choc
Jibril Rajoub, le président de la Fédération palestinienne, n’a pas limité son projet de développement du football à la seule gent masculine. « Dans notre société, ce n’est pas évident de faire admettre que des filles puissent jouer au football. Il y a peu de bases, mais les progrès sont là », explique Hani Almajdoubah, le sélectionneur de l’équipe nationale féminine. Six équipes participent à un championnat, qui n’est pas professionnel, et onze autres à un championnat de futsal (football en salle). « Ce n’est pas simple de trouver des joueuses, car beaucoup de filles doivent faire face au refus des familles, qui préfèrent qu’elles se consacrent à leurs études. » La sélection nationale, qui a disputé les qualifications pour la Coupe du monde 2011 et les Jeux olympiques de 2012, affronte régulièrement des équipes arabes en matchs amicaux ou lors de compétitions régionales. Le Qatar et le Koweït, battus respectivement 18-0 et 17-0 en 2010, en gardent un souvenir cuisant… A.B.
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Alexis Billebault, envoyé spécial en Palestine
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