Tunisie : où est passé le magot de Ben Ali ?
La restitution des avoirs illicites du clan de l’ex-raïs, notamment à l’étranger, continue de se heurter à des problèmes d’identification, de localisation et de procédure judiciaire. À ce jour, les autorités estiment n’en avoir récupéré qu’une infime partie.
Au lendemain de la révolution, la Tunisie avait annoncé qu’elle s’attacherait à récupérer les biens illicites de l’ex-président Zine el-Abidine Ben Ali et des familles qui lui sont proches. Pour l’instant, elle n’a réussi à saisir qu’un avion – un Falcon 900 – d’une valeur estimée à 15 millions d’euros, et une résidence au Canada, deux biens appartenant à Sakhr el-Materi, gendre de l’ex-raïs. D’autres avoirs devraient bientôt être recouvrés, notamment les 60 millions de francs suisses (50 millions d’euros) placés par l’entourage du chef de l’État déchu dans des banques helvétiques et gelés depuis janvier 2011. Sur ces 60 millions, 11 millions se trouvent sur un compte bancaire genevois ouvert par Belhassen Trabelsi, frère de l’ex-première dame, et près de 30 millions au nom de deux sociétés offshore associées liées à Ben Ali, à son épouse Leïla et au frère de celle-ci : Zenade Finance Limited (ZFL) et Zenade Ressources Limited (ZRL). On a également retrouvé 28 millions de dollars sur un compte ouvert par Leïla Trabelsi dans une banque libanaise et un yacht au nom d’une société de Belhassen Trabelsi en Espagne.
Au total, cela fait un peu plus d’une centaine de millions de dollars, soit des broutilles quand on sait que les richesses frauduleuses accumulées par Ben Ali et son premier cercle pendant une vingtaine d’années se chiffrent à plusieurs milliards de dollars. Le classement Forbes 2008 des plus grandes fortunes mondiales estimait celle de Ben Ali à 5 milliards de dollars. Des experts financiers vont jusqu’à parler de 10 milliards de dollars au total.
Blanchiment d’argent
Depuis 2011, plus de soixante commissions rogatoires internationales (principales ou complémentaires) ont été adressées à des pays européens, arabes, subsahariens (Congo et Ghana) et du continent américain. Ces commissions rogatoires demandent l’établissement d’une entraide judiciaire pour l’identification, la saisie et la restitution des avoirs illicites tunisiens sur leur sol. Sans grand résultat pour le moment. « Tous les pays nous ont fait de belles promesses, déclare le juge Mohamed Laskri, membre de la Commission nationale chargée de la récupération des avoirs, mais dans la pratique ils traînent des pieds… »
L’essentiel du pactole serait placé dans les pays du Golfe.
Paradoxalement, c’est la Suisse, longtemps dénoncée pour sa protection du secret bancaire propice au blanchiment d’argent, qui s’est montrée la plus réactive en gelant, dès le 19 janvier 2011, tous les avoirs identifiés des proches de Ben Ali et en nouant une coopération judiciaire étroite avec la Tunisie. Pour Micheline Calmy-Rey, alors présidente de la confédération et chef du département des Affaires étrangères, « la magistrature tunisienne dispose d’un excellent savoir-faire et d’un professionnalisme reconnu que les années difficiles de la dictature n’ont pas réussi à détruire ». Berne a ainsi mis à la disposition de la Tunisie un expert en matière d’enquête judiciaire pénale.
Zèle suisse
De leur côté, les juges tunisiens ont communiqué à leurs homologues suisses une centaine de numéros de comptes suspects, notamment ceux de sociétés liées à l’entourage de Ben Ali. Cela a contribué à accélérer la procédure. Les échanges de visites se sont multipliés au cours de ces derniers mois, comme le 7 juillet, lorsqu’une équipe de la police fédérale suisse s’est rendue à Tunis pour compléter sur place son enquête sur plusieurs proches de Ben Ali. La Tunisie, qui s’est portée partie civile devant la justice helvétique, devrait tirer profit d’une jurisprudence suisse récente qui permet, à certaines conditions précises, de « renverser le fardeau de la preuve » en ce qui concerne l’origine illicite des biens.
C’est toutefois dans les pays du Golfe – Qatar, Émirats arabes unis et Arabie saoudite – que se trouve, selon les experts financiers tunisiens, le plus gros des avoirs du premier cercle de Ben Ali, placés dans les banques et dans l’immobilier. Belhassen Trabelsi, Leïla et Materi ont leurs entrées dans les établissements bancaires de ces trois pays. Belhassen dispose dans la région de fonds souverains, des sociétés financières écrans de premier ordre. Ce qui explique que les trois pays se comportent comme des paradis fiscaux pour l’entourage de Ben Ali, en fuite avec sa famille en Arabie saoudite. Jusqu’ici, ils ont ignoré les commissions rogatoires parvenues de Tunis.
Les proches de Ben Ali ont effacé le maximum de traces.
Avec le Liban, à qui la Tunisie a fourni le numéro de compte de Leïla dans une banque de Beyrouth, la procédure a été au départ assez rapide. Le 4 avril 2012, le gouverneur de la Banque centrale tunisienne d’alors, Mustapha Kamel Nabli, annonçait devant l’Assemblée nationale constituante (ANC) que le montant trouvé (28 millions de dollars) allait être restitué « cette semaine ». Il n’en fut rien, les Libanais ayant argué à la dernière minute d’un problème de procédure qui a ramené l’affaire devant la justice.
Au Canada, la procédure pour l’extradition de Belhassen Trabelsi, en fuite et qui bénéficie d’un droit de résidence antérieur à la révolution, traîne en longueur. Il a cependant été possible pour la Tunisie de récupérer une villa appartenant à Sakhr el-Materi et à son épouse, Nesrine.
La maison de Sakhr El-Materi et de son épouse Nesrine Ben Ali, fille de l’ex-couple présidentiel, au Canada. © AFP
Avec la France, il n’y a eu que « très peu de coopération » sous la présidence de Nicolas Sarkozy, dit-on à Tunis. Dans la semaine ayant suivi la fuite de l’ex-raïs, ce sont des ONG basées en France, l’association Sherpa, Transparence International France et la Commission arabe des droits humains qui ont porté l’affaire des avoirs tunisiens devant la justice. Un seul juge a été affecté au dossier des clans Ben Ali-Trabelsi et il ne dispose que d’un seul enquêteur, alors que les proches de l’ex-président ont de nombreuses ramifications en France.
L’élection de François Hollande a-t-elle changé la donne ? « Être à vos côtés, c’est aussi lutter contre la corruption, permettre aux Tunisiens de retrouver l’argent qui leur a été volé », a-t-il dit à Moncef Marzouki, qu’il a reçu à l’Élysée le 17 juillet. Cela, Sarkozy l’avait dit. Hollande, lui, a ajouté que Ben Ali « n’a pas mis ses économies dans les banques françaises avec son nom et sur un dépôt rémunéré », et les avoirs de son entourage ne représenteraient que « quelques millions d’euros ». Il a toutefois promis de mettre « toutes les compétences […] pour que [la France puisse] aider la Tunisie à retrouver ce dont elle a été privée ». C’était en réponse à Marzouki, qui soutenait devant lui : « Pour retrouver la trace de ces milliards de dollars, nous avons besoin de technicité, de banquiers, […] de détectives financiers, et cela, il n’y a que des pays développés comme la France qui sont capables de nous les donner. »
Traçabilité
La récupération des avoirs se heurte en effet à des problèmes d’identification, de localisation, puis de procédure judiciaire. Juste après la révolution, les proches de Ben Ali ont eu tout le loisir, avec leurs hommes de main et leurs prête-noms qui les ont rejoints à l’étranger, d’effacer le maximum de traces, rendant plus difficile la reconstitution des filières. « Les pots-de-vin, les biens publics détournés et d’autres produits du crime sont dissimulés derrière des structures juridiques – sociétés écrans, fondations, trusts et autres », estime un rapport de l’initiative Stolen Asset Recovery (Star) de la Banque mondiale et de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). C’est pourquoi la Tunisie a adhéré, ce mois de juillet, à la convention OCDE portant sur la coopération administrative fiscale favorisant l’échange de renseignements. Elle peut ainsi disposer de preuves permettant de tracer dans les pays membres les biens volés par Ben Ali et les siens.
L’autre obstacle de taille est la volonté de la plupart des pays sollicités de traiter les requêtes selon leur droit interne malgré l’existence d’une convention internationale de lutte contre la corruption entrée en vigueur en 2005 et réputée plus flexible en matière de recouvrement des avoirs illicites. Heureux d’être applaudis par le monde entier pour avoir déclenché le Printemps arabe, les Tunisiens souhaiteraient aussi que ces pays, surtout les plus démocratiques, leur facilitent la tâche pour récupérer l’argent volé.
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