Malgré Omar Sy, « Tirailleurs » rate son rendez-vous postcolonial

Dans le long métrage réalisé par Mathieu Vadepied, seules deux langues ont droit de cité, le wolof et le peul. Jusqu’à quand se laissera-t-on abuser par le vocable réducteur de « tirailleur sénégalais » ?

Dans « Tirailleurs », Omar Sy incarne Bakary Diallo, qui s’est engagé dans l’armée française pour protéger son fils, lui aussi soldat. © Gaumont Distribution.

Karfa Diallo.
  • Karfa Diallo

    Conseiller régional Nouvelle-Aquitaine, fondateur-directeur de l’association Mémoires et partages.

Publié le 4 janvier 2023 Lecture : 5 minutes.

La machine promotionnelle et médiatique des deux géants, coproducteurs du film Tirailleurs, Omar Sy et Gaumont, est en branle, sans aucune limite, prête à surfer sur le sentiment d’injustice des diasporas subsahariennes en France.

Si la présentation en avant-première du film fut un succès de fréquentation, la diffusion dans les salles en ce début d’année devrait soulever des questions de fond que ce long métrage, qui entend réparer l’injustice faite par le cinéma français à l’histoire des combattants indigènes, a commis l’erreur de négliger au profit d’une vision étroite de la participation des Subsahariens aux guerres françaises.

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Il est vrai qu’à la projection dakaroise de l’avant-première, le public était gagné d’avance. Omar Sy y a des origines familiales et les Sénégalais, par leur entregent, leur diaspora active, leurs excellents historiens et leur activisme politique, occupent l’imaginaire néocolonial des Français. C’est à tel point que les anciens combattants africains des guerres mondiales sont tous désignés par le même vocable « Tirailleur sénégalais », objet de mon courroux et de celui de nombreux autres Subsahariens que désespère cette persistante paresse artistique, intellectuelle et politique.

Une histoire peu racontée

Si l’on tente de contextualiser le film, on ne peut qu’être séduit par l’ambition affichée face au vide créatif existant sur cette histoire fondatrice de la diversité française. Plus de 200 000 tirailleurs, recrutés de force ou enrôlés dans toute l’Afrique, ont combattu sur les fronts des Première et Seconde Guerres mondiales. Plus de 30 000 y ont perdu la vie, près de deux cents sont morts lors de la plus grande catastrophe civile navale française avec le naufrage du paquebot Afrique, des centaines ont été fusillés par l’armée française pour rébellion pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment à Thiaroye dans la banlieue de Dakar, des dizaines de milliers reviendront invalides ou blessés.

À ce bilan, s’ajouteront les milliers qui succomberont au froid dans les foyers Adoma de la région parisienne en raison de la cristallisation des pensions d’anciens combattants – ces dernières obligeaient ces derniers à séjourner six longs mois dans l’Hexagone pour recevoir une allocation plus digne.

De cette histoire tragique mais héroïque, peu de livres ont été tirés, encore moins de films. Et en cela, le pari des créateurs de Tirailleurs – tourné en grande partie en Afrique – est audacieux, digne de respect et d’encouragement. Conduire le cinéphile sur la ligne de crête entre film populaire épique et récit intimiste lui permet de s’identifier au sort de cette jeunesse africaine sacrifiée. Une identification qui restera néanmoins parcellaire.

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Un seul vocable pour des réalités bien différentes

Pour le colonisateur, l’indigène noir, le colonisé, n’a ni identité propre ni civilisation. Les bataillons de soldats subsahariens réquisitionnés par l’ancienne puissance coloniale ont en effet été abusivement appelés « tirailleurs sénégalais ». Il est figé dans l’image racialiste du Sénégalais, c’est-à-dire l’Africain qu’il connait le mieux, qu’il a le premier promu et « intégré » dans les élites coloniales, néocoloniales et postcoloniales.

Que ce soit à Dakar ou dans les salles de l’Hexagone, le public risque peu de s’apercevoir des raccourcis incompréhensibles – et inadmissibles – auxquels se livre cette fiction, ratant le rendez-vous postcolonial qu’exige tout récit sur la place des Africains dans la construction de la mondialisation. La pluralité des hommes alignés sur les fronts des guerres françaises devrait pouvoir être visible, ou au moins suggérée dans toute fiction sur le sujet.

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Dans Tirailleurs, des troupes françaises font irruption dans le village peul de Bakary Diallo (Omar Sy) pour recruter de force des jeunes soldats, dont son fils, Thierno (Alassane Diong), âgé de dix-sept ans. Bakary s’enrôle à son tour dans l’armée française pour le rejoindre et le protéger. Envoyés sur le front, père et fils affronteront la guerre ensemble. Leur destin croisera celui d’autres tirailleurs venus des huit colonies d’Afrique-Occidentale française (AOF), que l’on n’entendra néanmoins jamais parler entre eux, éternels figurants d’une histoire qui, jusqu’au XXIe siècle, peine à les intégrer et à s’extraire des limites de l’ancienne capitale de l’AOF, balbutiant entre le wolof et le peul.

Au regard de l’évolution de la conscience collective, de l’ambition affichée par le film et des savoirs actuels, cette trahison apparaît inacceptable. Le dilemme crucial auquel fait face le tirailleur Bakary Diallo, enrôlé de force mais progressivement séduit par la méritocratie militaire française, n’est en effet pas exclusivement sénégalais comme pourraient le laisser penser les deux seules langues africaines entendues dans ce film : le peul et le wolof.

Des dizaines de langues étouffées

Les échanges entre les protagonistes peuls sont systématiquement traduits dans tout le film et le wolof est entendu dans le décor du camp où les tirailleurs attendent les assauts de l’ennemi. Mais qui, parmi les nombreux spectateurs occidentaux, s’apercevra que ces deux langues africaines sont quasi-exclusivement sénégalaises ? Combien se demanderont pourquoi les réalisateurs et producteurs, manifestement conscients de la nécessité de déconstruire l’image du Tirailleur, ont choisi d’étouffer les dizaines d’autres langues africaines entendues lors des Première et Seconde Guerres mondiales : bambara, haoussa, dioula, fon, baoulé, bété, malinké, etc. ?

Est-ce un détail ? Faut-il taire ces remarques pour se laisser griser par l’engagement et la sincérité des créateurs d’un film, certes incomplet, mais qui a le mérite de revenir sur les traumatismes de l’histoire coloniale française ? Peut-on ignorer encore le sentiment d’injustice que de nombreux Subsahariens expriment devant la place quasi-exclusive que les Sénégalais et leur diaspora occupent dans la mémoire coloniale, néocoloniale et postcoloniale ? N’y avait-il pas des moyens techniques de refléter la vérité historique ?

Omar Sy, affirmait le 14 décembre dernier sur France 3 avoir voulu comprendre et faire ressentir « la violence d’être parachuté dans un endroit où on ne comprend rien, dans un conflit dont on ne comprend rien et puisque qu’on n’en parle pas la langue, on ne peut pas nous l’expliquer ». Il ajoutait aussi : « Tout nous est étranger. On ne sait pas pourquoi on est là. Tous les tirailleurs sénégalais ne parlaient d’ailleurs pas la même langue ! Les tirailleurs sénégalais étaient des colonisés noirs, pas forcément sénégalais. Ils ne savaient pas même pas contre qui ils étaient en guerre. » Pourquoi donc a-t-il choisi de n’entendre que deux langues sénégalaises dans le film qu’il coproduit ?

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