Le « Terroriste noir » de Tierno Monénembo
Pour son dixième roman, l’écrivain guinéen évoque le destin exceptionnel d’Addi Bâ. Né à Bomboli (Guinée) en 1916, ce soldat du 12e régiment des tirailleurs sénégalais fonde le premier maquis des Vosges (est de la France) en mars 1943 et dirige un réseau de résistants. Sur dénonciation, il est arrêté par les Allemands, qui le tortureront pendant plusieurs mois avant de le fusiller le 18 décembre 1943. Il allait avoir 27 ans. Il ne sera décoré à titre posthume qu’en 2003. Tierno Monénembo lui rend hommage dans un récit bouleversant et épique. Voici un extrait en avant-première.
Addi Bâ s’était assis devant sa porte et avait attendu que je sorte pour aller prendre le train. Je lui fis au revoir de la main et pris à gauche la route menant à la gare de Merrey.
– Pas par là, Germaine, de l’autre côté !
– Mais…
– Faites ce que je vous dis, Germaine !
Il s’était exprimé d’une voix effrayante. Quelque chose m’indiquait que je devais lui obéir sans chercher à y voir clair.
Je sortis du village et longeai la forêt, en fredonnant une chanson. Et qu’est-ce qui se passa ? Un monstre bondit des fourrés, manquant de peu me renverser. Épouvantée, je fermai les yeux, croyant déjà ma dernière heure arrivée, mais quand je les rouvris un petit garçon chétif et mal peigné était planté devant moi.
– Que fais-tu ici, toi ? dis-je d’une voix tremblotante qui le fit rire.
– Je suis votre frère.
– Tenez, voici mes papiers !
Il s’appelait bien Tergoresse, Antoine Tergoresse, né le 5 mai 1932 à Romaincourt, de Léon et de Madeleine Tergoresse. C’était mon frère.
Je lui tournai le dos et partis en accélérant le pas, pour lui faire comprendre que je ne voulais pas de lui. Mais il était têtu et il courait aussi vite que moi. Lorsque nous arrivâmes en vue de la gare de Merrey où patrouillaient les Allemands, je me retournai et le regardai dans les yeux :
– Tu es juif, toi, n’est-ce pas ?
– Non, j’ai jeté mon étoile.
– Fais attention quand même !
J’examinai de nouveau ses papiers et fus rassurée : le billet, le laissez-passer, tout était en règle.
Nous montâmes dans le train et cela m’amusa de constater avec quelle facilité les Allemands s’étaient laissé berner. Ce gosse était juif et cela se voyait comme le nez au milieu du visage : ces cheveux noirs et frisés, ce nez crochu, ce regard lumineux, cette beauté mystérieuse propre aux peuples anciens.
Cela me fit rire et je me dis en moi-même : « Ils sont donc comme ça, ces Boches ? Comment auraient-ils réagi si on avait cousu une étoile de David sur la veste du Führer ? »
Nous subîmes bien une dizaine de contrôles avant d’arriver à Paris et personne ne se douta que je trimballais avec moi un sale petit Juif destiné aux wagons plombés et aux fours à gaz. Il n’avait que ses papiers et un sac à dos qui devait contenir ses fripes. Il ne possédait rien d’autre à part ça : ni biscuits ni bonbons, ni morceau de pain ni argent. Je dus couper en deux mon frichti pour ne pas le voir mourir de faim. À la gare de l’Est, j’ouvris mon porte-monnaie pour lui fourguer quelques pièces.
– Nous voilà à Paris, tu as quelque part où aller, je suppose ?
– Tu sais très bien où tu dois me conduire.
– Moi ?
– À la mosquée !
– À la mosquée ?
Il ne répondit pas et je compris qu’il était inutile d’insister. Nous parvînmes à la mosquée et je me dirigeai vers la porte latérale pour appuyer sur la sonnette. Saleh apparut avec sa djellaba et ses dents gâtées par les sucreries et le tabac.
– Ah, la jolie fille des Vosges ! Tu nous as apporté des oignons ?
– Non, je vous ai apporté ceci.
Et d’un air qui voulait dire que je n’étais pas contente, je montrai le gamin qui me parut soudain craintif, presque au bord des larmes, lui qui avait si bien crâné devant les cheminots et les Boches.
– Mais je n’attends personne, c’est une erreur, ça ne peut être que ça, fit-il en tentant de refermer la porte.
Mais le garçon avança sa jambe pour l’en empêcher et l’énergie qu’il y mit stupéfia l’Arabe, qui involontairement lâcha la porte.
– Monsieur, laissez-moi entrer, je vous en prie.
Le garçon avait toujours sa jambe coincée dans l’entrebâillement, et maintenant il pleurait à chaudes larmes.
– C’est une erreur. Je n’attends personne, moi. Allez, partez d’ici !
À cet instant, le petit Juif surmonta ses sanglots et, de toutes ses forces, aboya sur le visage de l’Arabe :
– Hâtons-nous lentement !
– Bon, bon, bon, se ravisa Saleh en montrant son abominable sourire. Allez, entre, mon petit. Et vous, partez d’ici ! Vous n’avez pas d’oignons ? Partez d’ici !
« Hâtons-nous lentement ! » Je n’en compris le sens que lorsque je me tournais et retournais dans mon lit, littéralement frigorifiée, oppressée par tout le silence qui émane d’un dortoir de bonnes soeurs par une nuit de dimanche. Mais ce qui m’empêchait de dormir, ce n’était ni le froid ni l’angoisse flottant dans l’air de ce lieu austère voué au Christ, à la prière et au chagrin. Je me répétais ce qu’avait dit le petit Juif. Ces mots, je les avais entendus, il y avait longtemps, très longtemps. Quelqu’un me les avait fourrés dans l’oreille pour qu’ils n’en sortent plus jamais. Je dus remuer mes souvenirs d’enfance pour dénouer l’énigme et, quand la réponse jaillit enfin, je pus m’endormir avec l’impression apaisante d’en savoir davantage sur l’existence.
Cette phrase était du Boileau, j’ai oublié le titre du livre mais je vois encore les doigts amoureux de M. Le Rognon, l’instituteur, pétrir son épaisse couverture noire ceinte d’un liseré rouge. Je sais que c’est un livre de Boileau, la lumière parmi les lumières, le maître à penser de M. Le Rognon. « Hâtons-nous lentement ! » Ces mots, on les trouvait partout, sur la première page de nos cahiers, dans un coin du tableau, dans nos dissertations. Le petit Juif les avait ressortis comme s’il avait été de ma classe, comme si M. Le Rognon lui avait expressément expliqué ce qu’ils voulaient dire. Et Saleh s’était radouci, et Saleh lui avait souri, et les portes de la mosquée s’étaient refermées pour le protéger des calamités du dehors. J’ignorais que de simples mots avaient le pouvoir magique d’un sésame. Je ne savais pas que le monde se résumait souvent à des barrières et à des mots de passe. C’était le désastre, monsieur. Survivre représentait déjà en soi un acte de résistance. Sauver sa peau revenait à sauver les autres, tous les autres.
Mais ça, c’est quelque chose que l’on ne comprend pas tout de suite. Il faut attendre la fin du cauchemar, que tout s’arrête : la famine et la peur, les parades militaires, le vacarme des trains, le déluge des bombes. Et c’est seulement lorsque les vallons ont repris leurs couleurs que vous réalisez à quoi vous venez d’échapper, et combien une parole, un geste insignifiant concourent à préserver la vie. Même moi, Monsieur, j’avais fait de la résistance à mon insu et sans l’avoir demandé.
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