L’avocat tunisien Ayachi Hammami poursuivi pour avoir critiqué la justice
Défenseur des droits de l’homme, l’avocat, qui fut ministre du premier gouvernement de Kaïs Saïed, est poursuivi pour avoir tenu des propos critiques à l’égard de la justice. De nombreuses organisations lui ont apporté leur soutien.
Avocat qui s’était fait connaître pour son opposition au régime de Zine el-Abidine Ben Ali, Ayachi Hammami n’aurait jamais imaginé qu’après la révolution de 2011 il serait poursuivi pour s’être exprimé en homme libre. C’est pourtant la situation paradoxale dans laquelle il se retrouve. Un fait d’autant plus troublant qu’il a été, en 2020, ministre des Droits de l’homme et de la Relation avec les instances constitutionnelles et la société civile au sein du gouvernement Fakhfakh, premier exécutif adoubé par l’actuel président, Kaïs Saïed, après son investiture.
Magistrats révoqués
Hammami, 64 ans, est aujourd’hui poursuivi par Leïla Jaffel, la ministre de la Justice, en vertu du décret-loi 54, qui sanctionne le recours à des réseaux sociaux et à d’autres moyens de communication pour diffuser des rumeurs.
Il lui est reproché, en l’occurrence, d’avoir, le 29 décembre 2022, au cours d’un entretien à la radio Shems FM, imputé à la justice la responsabilité de ce qu’il a qualifié de « second carnage » perpétré à l’encontre des 57 juges que Kaïs Saïed avait révoqués pour « corruption » et malversations diverses. À la suite d’une décision du tribunal administratif de Tunis, 49 d’entre eux avaient été blanchis, mais le ministère a refusé d’appliquer ce jugement et de les réintégrer.
Selon Ayachi Hammami, Leïla Jaffel a également enfreint la loi en chargeant son chef de cabinet de demander au procureur de la République d’ouvrir une enquête. Or, selon l’avocat, la procédure voudrait que le ministre de la Justice se contente de « solliciter le procureur général de la cour d’appel concernée pour que celui-ci transfère l’affaire au procureur de la République ». Mais c’est plus précisément le fait d’avoir déclaré que « la ministre avait renvoyé les juges devant le pôle antiterroriste » qui vaut à l’avocat d’être convoqué par un juge.
Depuis sa promulgation, en septembre 2022, le décret 54 est perçu comme un texte destiné à empêcher que des voix dissidentes ne s’expriment. Il punit de « cinq ans d’emprisonnement et de 50 000 dinars d’amende quiconque utilise sciemment des systèmes et réseaux d’information et de communication en vue de produire, répandre, diffuser, ou envoyer, ou rédiger, de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou à porter préjudice à la sûreté publique ou à la défense nationale, ou de semer la terreur parmi la population ».
Il en est de même pour ceux qui utilisent « les systèmes d’information en vue de publier ou de diffuser des nouvelles ou des documents faux ou falsifiés, ou des informations contenant des données à caractère personnel, ou des données infondées visant à diffamer les autres, à porter atteinte à leur réputation, à leur nuire financièrement ou moralement, à inciter à des agressions contre eux ou à inciter à tenir des discours de haine ». Un texte qui, au premier abord, semble protéger une certaine éthique, mais qui, à l’usage, peut menacer la liberté d’expression.
« Du jamais vu »
Au début de décembre dernier, la ministre de la Justice s’était déjà appuyée sur ce décret-loi pour porter plainte contre Nizar Bahloul, directeur du média en ligne Businessnews.com, pour un article évoquant le bilan de la cheffe du gouvernement, Najla Bouden. L’affaire, toujours en cours d’instruction, a provoqué un tollé qui a dépassé les frontières de la Tunisie. Celle d’Ayachi Hammami pourrait produire les mêmes effets.
« Je ne pensais pas que l’étau qui étouffait tout un pays et que la révolution avait desserré pouvait réapparaître. Nous sommes en plein recul [démocratique] », estime l’intéressé, qui compte néanmoins se présenter devant le juge. Jamais, rappelle-t-il, procédure n’a été aussi rapide : « Ma déclaration date du 29 décembre. Le 30, la procédure franchit toutes les étapes en une journée. Et, le lendemain du nouvel an, on me signifie ma convocation pour le 10 janvier. Du jamais vu. »
De toute évidence, l’affaire est politique, même si ses contours ne semblent pas encore très précis. De son côté, Ayachi Hammami a une conviction : « Ce qui peut atteindre nos ennemis aujourd’hui peut nous toucher demain ».
Pétitions, déclarations dans les médias, messages de solidarité (dont ceux de trente-cinq organisations et associations)… L’avocat ne manque pas de soutiens. L’Association des magistrats tunisiens (AMT) dénonce la volonté « de réduire au silence les voix libres ». Le parti Echaab, jusque-là allié indéfectible de Kaïs Saïed, se prononce « contre le décret 54, abusif et réducteur des libertés ». En moins de 48 heures, l’affaire Hammami est devenue une cause. « Il n’est pas question qu’on nous ampute de la liberté d’expression », a déclaré un membre du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT).
Instrumentalisation
Pour d’autres, le décret 54 est, au contraire, un instrument très utile. Faute de réelle vie partisane ou de débats sur la scène publique, les joutes politiques se transportent de plus en plus sur le terrain de la justice. L’usage de ce texte n’est d’ailleurs pas l’apanage du pouvoir, et la ministre de la Justice fait des émules.
Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), a ainsi choisi, pour écarter ses rivaux du Front du salut national (Ridha Belhaj, Ahmed Nejib Chebbi, Chaïma Aissa et Jawhar Ben Mbarek), de les accuser d’accointances avec des terroristes : autrement dit, de fraterniser avec les islamistes d’Ennahdha. Pour cela, elle brandit elle aussi le décret 54 comme un carton rouge, dans le but de renvoyer les joueurs sur le banc de touche.
Elle vient d’invoquer ce texte, dont elle fait une lecture toute personnelle, lors du dépôt d’une plainte auprès du pôle antiterroriste. Jetant, au passage, l’opprobre sur la profession d’avocat, qui est la sienne mais aussi celle de Ridha Belhaj et d’Ahmed Nejib Chebbi.
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