Égypte : kidnapping de réfugiés, triste business au Sinaï

Les Bédouins de la région se sont convertis à un business fort lucratif. Kidnapper des réfugiés subsahariens pour rançonner leurs familles ou vendre leurs organes au marché noir.

Les séquelles de tortures et les témoignanges de migrants subsahariens se multiplient. © Oded Balilty/AP/SIPA

Les séquelles de tortures et les témoignanges de migrants subsahariens se multiplient. © Oded Balilty/AP/SIPA

Publié le 31 juillet 2012 Lecture : 5 minutes.

Comme des milliers de réfugiés d’Afrique subsaharienne, c’est à Ard el-Liwa, banlieue pauvre du Caire, qu’Abraham a trouvé asile. En 2006, accablé par la pauvreté et la répression de la dictature, il quitte son pays, l’Érythrée. « Je cherchais la sécurité et la dignité, je n’ai trouvé qu’une vie de paria. » Alors, Abraham veut fuir, toujours plus loin. Israël, terre de liberté et de prospérité, n’est qu’à 400 km de là, et semble à sa portée.

Pourtant, entre les deux pays se dresse le Sinaï, un désert infranchissable sans l’aide de Bédouins convertis en passeurs. Si depuis 2007, moyennant au minimum 1 000 dollars, plus de 62 000 réfugiés et migrants d’Afrique subsaharienne ont pu traverser la frontière, personne ne sait combien ont péri. En route, certains se perdent et succombent à la faim ou à la soif. Ceux qui, à la faveur de la nuit, parviennent aux premières guérites s’exposent aux tirs des gardes-frontières égyptiens.

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L’an dernier, la presse cairote a rapporté la mort par balles de 27 « Africains » et de 2 soldats, tués lors d’affrontements avec des passeurs. Le chiffre réel pourrait être bien plus élevé, compte tenu de l’isolement de ces 240 km de frontière, sans compter les blessés qui décèdent quelques jours ou quelques mois plus tard. Enfin, comme l’affirme un responsable de la sécurité du Sinaï, « un grand nombre de personnes » sont détenues dans les commissariats de la péninsule, en attente de déportation vers un pays tiers « pour avoir pénétré illégalement une zone militaire ». 

Trafic humain

Grande oubliée des plans de développement, cette région, d’une superficie égale à deux fois celle de la Belgique, haut lieu de contrebande d’armes et de drogue, est historiquement en fronde contre Le Caire. Conformément au traité de paix avec Israël de 1979 et aux accords de 2007 pour lutter contre ce flux migratoire, l’État ne peut y déployer que 750 soldats. Profitant de ce vide sécuritaire et de la situation de quasi-anarchie qui s’est installée dans le Sinaï depuis la révolution égyptienne, le trafic d’êtres humains y prospère.

Les êtres humains en question, principalement éthiopiens et érythréens, viennent des camps de réfugiés du Soudan, où ils sont sous la protection du Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies. Une protection qui ne dissuade cependant en rien des groupes mafieux, membres de la tribu arabe des Rashaïda, d’organiser des rafles et de dissimuler les réfugiés dans des camions de marchandises pour les revendre à des Bédouins du Sinaï. Croyant payer des passeurs pour rejoindre Israël, quelques autres pauvres hères tombent sous l’emprise des mêmes trafiquants. Tous resteront en otages plusieurs mois. Selon Alganesh Fessaha, présidente de l’ONG Gandhi, qui assiste ces populations, entre 1 200 et 1 300 personnes seraient actuellement détenues ainsi.

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Pendant leur séquestration, les réfugiés sont soumis à des tortures et des abus. « Nous étions enchaînés par les pieds, aspergés d’eau et électrocutés », témoigne un jeune Érythréen qui a pu échapper à ses tortionnaires. Des survivantes enceintes racontent leurs viols répétés.

D’autres disent comment la barbarie s’intensifiait lorsque les trafiquants téléphonaient à leurs familles pour les forcer à verser une rançon. Initialement d’un montant d’un millier de dollars, les demandes peuvent en atteindre 35 000 aujourd’hui. Pour contenter les ravisseurs, les parents vendent leurs biens et leurs maisons. Frères, cousins, amis, éventuellement en Israël ou en Europe, se joignent au sacrifice. Et si les familles sont incapables de s’en acquitter, des réfugiés le paient de leur intégrité physique, voire de leur vie. 

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Réalitée niée

Interpellées à plusieurs reprises par des ONG de défense des droits de l’homme et par l’ONU, les autorités égyptiennes « nient l’existence de ce trafic, constate Heba Morayef, chercheuse pour Human Rights Watch en Égypte, et, en ne prenant aucune mesure pour lutter contre, elles portent une part de responsabilité. Leurs priorités restent le trafic d’armes et les questions sécuritaires plutôt que la protection des victimes ». Ces otages ne peuvent donc compter que sur le soutien de quelques cheikhs salafistes solidaires, des autorités religieuses locales. Avec l’aide d’Alganesh Fessaha, cheikh Mohamed est parvenu à libérer des dizaines de réfugiés et à rapatrier au Caire les quelques rares évadés. En janvier, à son initiative, une marche a réuni 3 000 Bédouins indignés par cette traite. Un autre cheikh, Mustafa, explique par ailleurs que, « dans l’intimité des maisons familiales ou lors des prêches, un travail de fond est engagé. Nous discutons avec les trafiquants et insistons sur les aspects haram – interdits par l’islam – de leurs activités, et nous les guidons selon les préceptes du Coran ». Sous l’effet de ces pressions, le nombre de trafiquants aurait diminué, mais une dizaine de groupes, composés de 10 à 20 Bédouins chacun, demeureraient actifs.

Trafics humains en tout genre

Entre 2007 et 2011, 420 corps d’Africains noirs ont été découverts dans le désert du Sinaï par l’armée égyptienne, transportés à la morgue locale et enterrés au cimetière d’El-Arish, capitale du Sinaï-Nord, selon Hamdi al-Azazi, directeur de l’association New Generation Foundation for Human Rights, basée dans cette même ville. Avec Alganesh Fessaha, médecin et présidente de l’ONG Gandhi, il a observé, sur au moins 7 d’entre eux, des coupures chirurgicales au niveau de l’abdomen et l’absence de certains organes, principalement des reins. Au Caire, en 2011, l’ONG américaine Coalition for Organ-Failure Solutions a identifié 57 réfugiés soudanais victimes d’ablations de reins « par consentement, coercition ou vol pur et simple », chiffres repris par l’Organisation internationale pour les migrations. Si aucune enquête officielle n’a été menée, les responsables de ces ONG soutiennent que la région, au coeur d’un réseau de traite d’êtres humains, serait aussi le théâtre d’un trafic d’organes visant les réfugiés et les migrants.

Ahmed – son prénom a été changé -, 35 ans, barbe longue, a renoncé à ce commerce. En face de chez lui, à Al-Medihia, village isolé au sud de Gaza, six luxueuses villas ont surgi des sables, construites avec les bénéfices de ce trafic. Leurs sous-sols serviraient à cacher des réfugiés. 

Au dessus de la loi

Ahmed décrit une traite parfaitement organisée, avec des ramifications en Israël. L’arrestation, en mai, de Yusuf al-­Qarnawi, résident bédouin en Israël chargé de la réception des rançons, confirme son propos. « Dans le Sinaï-Nord, l’un des gouvernorats les plus pauvres d’Égypte, tu es obligé d’être au-dessus de la loi si tu veux survivre, plaide-t-il. Du reste, ce trafic est si lucratif que les tribus se livrent une lutte acharnée pour son contrôle. »

Alors que le jour tombe sur les dunes, Ahmed s’exclame : « Chouf ! » (« Regarde ! ») À 500 m du mur que l’État hébreu érige à la hâte pour parer aux infiltrations, deux Bédouins, cachés dans les arbustes, épient les mouvements des blindés égyptiens. « Cette nuit encore, ils feront passer 20 ou 30 Africains vers une vie meilleure. Inch Allah. »

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