Union africaine : comment Ping a perdu la bataille

Après six mois de divisions, les chefs d’État sont parvenus à élire le président de la Commission de l’Union africaine. Le candidat sortant, le Gabonais Jean Ping, doit laisser sa place à la Sud-Africaine Nkosazana Dlamini-Zuma. Pour la première fois, une femme va représenter le continent. Récit d’un revirement.

Le 16 juillet à Addis-Adeba, Jean Ping a rencontré celle qui va lui succéder pour quatre ans. © Simon Maina/AFP

Le 16 juillet à Addis-Adeba, Jean Ping a rencontré celle qui va lui succéder pour quatre ans. © Simon Maina/AFP

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Publié le 30 juillet 2012 Lecture : 9 minutes.

Devant ses proches venus le soutenir, Jean Ping tente de faire bonne figure. Il y a là quelques amis et des membres de son cabinet, mais l’ancien ministre gabonais des Affaires étrangères peine à cacher son amertume. Plus tard, il relativisera, un peu. Le 16 juillet, il expliquera à l’un de ses visiteurs que « ce sont les aléas de la vie politique » et que l’on « ne se lance pas dans pareille bataille sans se préparer à la défaite ». Ému, il tirera sa révérence en citant Shakespeare (« Le monde entier est un théâtre où tous, hommes et femmes, sont de simples acteurs. Ils ont leurs entrées et leurs sorties »), mais, ce 15 juillet au soir, il n’en est pas encore là.

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Plus bas, au rez-de-chaussée du siège de l’Union africaine (UA), à Addis-Abeba, les chefs d’État et de gouvernement du continent sont en train de lui préférer la Sud-Africaine Nkosazana Dlamini-Zuma, l’ex-femme du président Zuma, pour la présidence de la Commission de l’UA. Pendant plus de deux heures, ils ont constaté leur incapacité à trouver un compromis, avant de se résoudre à passer au vote. Aucun des deux candidats n’est admis dans la salle, mais les résultats leur sont discrètement transmis. Jean Ping, 69 ans, sait que c’est terminé.

La traditionnelle photo de famille des chefs d’États et de gouvernements réunis à Addis-Adeba, le 15 juillet.

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©DR

Le 30 janvier, lors du 18e sommet de l’UA, déjà organisé en Éthiopie, la configuration était inversée. À l’issue du quatrième tour, il avait échoué à rassembler les deux tiers des voix nécessaires pour être reconduit à la tête de la Commission, mais c’est lui qui avait remporté les trois premiers rounds du scrutin. Lui que les chefs d’État avaient décidé de prolonger dans ses fonctions en attendant qu’une solution soit trouvée. L’élection avait duré la journée et l’UA tout entière avait frémi de ses déchirures affichées.

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Six mois ont passé et, cette fois-ci, tout va très vite. Ni le Premier ministre éthiopien, que l’on dit malade, ni le Nigérian Goodluck Jonathan, dont le pays vient d’être endeuillé par l’incendie d’un camion-citerne (plus de cent morts), n’ont fait le déplacement. Ils étaient parmi les plus farouches défenseurs de Ping et cela n’augure rien de bon.

Seuls 51 des 54 pays membres peuvent voter (trois ont dernièrement connu des coups d’État et sont donc suspendus). Au premier tour, Dlamini-Zuma remporte 27 voix et Ping 24. Un peu plus tard, l’écart se creuse : elle recueille 29 voix, puis 33. Il n’est pas encore 23 heures, Ping est battu. Conformément au règlement de l’organisation, il retire sa candidature. Vient ensuite le quatrième tour : la ministre sud-africaine de l’Intérieur obtient 37 suffrages, soit trois de plus que ce dont elle avait besoin pour se faire élire. Dans la salle, Ali Bongo Ondimba n’attend pas la confirmation officielle et va féliciter son homologue Jacob Zuma. Pour Pretoria, c’est un triomphe, même si la délégation sud-africaine préfère faire profil bas. « Rendez-vous compte, s’exclame un diplomate africain basé en Éthiopie. À l’origine, sa candidature était soutenue par les quinze pays de la SADC [Communauté de développement de l’Afrique australe, NDLR]. Cela veut dire qu’elle a réussi à convaincre bien au-delà de sa sous-région, jusqu’en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale ! » 

Une riposte préparée

À la sortie, l’Ougandais Yoweri Museveni salue avec une satisfaction évidente « la victoire d’une combattante pour la liberté » – allusion au passé de militante antiapartheid de Dlamini-Zuma. Le Béninois Boni Yayi, qui exerce la présidence tournante de l’UA et qui était, avec l’Ivoirien Alassane Dramane Ouattara, l’un des plus fidèles soutiens de Jean Ping, ne laisse rien paraître de sa déception. Cette élection, dit-il, est la preuve que « l’Afrique est mûre ». Comme beaucoup, il est sans doute soulagé qu’il n’y ait pas eu un nouveau blocage, mais il ne s’attendait pas à un tel écart. Ping n’avait-il pas lui-même dit à Jeune Afrique qu’il était « confiant » ? « Ils peuvent peut-être m’empêcher d’être élu, mais moi aussi je peux les bloquer », avait-il assuré le 12 juillet.

Qui a trahi ? Qui a basculé ? Avec un vote à bulletins secrets, les spéculations vont bon train.

Ce jour-là, il y croyait encore. La veille, deux communicants (un Congolais et un Camerounais) étaient arrivés en Éthiopie. Dans leurs valises, des tracts et des articles de presse démolissant la candidature sud-africaine et mettant en garde contre les volontés hégémoniques de Zuma. Ils préparaient la riposte, avaient-ils chuchoté d’un air entendu, on allait voir ce qu’on allait voir…

Ils ne sont pas les seuls à s’être trompés. « On s’est fait avoir, résume un ministre ouest-africain des Affaires étrangères. En janvier, quand les présidents ont décidé de maintenir Ping, on a pensé que cela tournerait à notre avantage. On a créé un comité de huit chefs d’État qui s’est réuni plusieurs fois à Cotonou, mais sans jamais arriver à rien. L’Afrique du Sud, elle, en a profité pour remettre sa candidate en selle. Elle a mené une campagne robuste, alors qu’à Libreville on ne s’est pas démené. Avec Bongo père, cela ne se serait jamais passé comme ça. » Un avis que partage l’un de ses homologues d’Afrique du Nord. « Jean Ping n’a pas démérité, reconnaît-il. Ce n’est sans doute pas son bilan qu’il paie. Mais, pour gagner une élection, il faut commencer par faire campagne. »

Cela suffit-il à expliquer l’échec de Ping ? « Libreville et ses partisans ont commis une autre erreur en s’obstinant à parler de cette règle non écrite qui veut que les grands pays du continent ne présentent pas de candidat, poursuit notre ministre originaire du Maghreb. Ils en ont fait un argument de campagne et ils se sont plantés. » Un État « ne peut pas avoir que des devoirs et aucun droit, renchérit un fonctionnaire de l’UA, pourtant proche de Jean Ping. On ne peut pas demander à Pretoria d’être l’un de nos plus gros contributeurs et ne rien lui donner en échange ». Cette élection, poursuit-il, « c’est une révolution pour notre organisation. Non seulement c’est un grand pays qui a été choisi, mais en plus la présidence et la vice-présidence de l’UA reviennent toutes deux à des anglophones [contre toute attente, le vice-président kényan, Erastus Mwencha, a été reconduit avec 50 voix sur 51]. Plusieurs tabous sont tombés d’un coup ! » 

Petites manoeuvres et coup bas

L’Afrique du Sud n’a pas lésiné sur les moyens. Ces derniers mois, des émissaires ont été envoyés dans la plupart des capitales pour plaider en faveur du principe de rotation régionale (l’Afrique australe n’avait jamais occupé le poste). Parce que chaque voix compte, Pretoria a annoncé l’établissement d’une ambassade en Somalie, où la situation sécuritaire est pourtant loin d’être normalisée, et l’ouverture d’une liaison aérienne, quatre fois par semaine, entre l’Érythrée et l’Afrique du Sud.

Au lendemain de l’élection de Dlamini-Zuma, Richard Onyonka, le vice-ministre kényan des Affaires étrangères, dont le pays soutenait Ping, s’est ouvertement plaint des méthodes sud-africaines : « Ils avaient le droit de présenter un candidat, mais il y a eu trop d’intimidations, de torsions de bras et de menaces ! » Des enveloppes ont-elles circulé, comme le répètent des partisans du Gabon ? Impossible à prouver, mais « les Sud-Africains savaient ce qu’ils voulaient et ils ont fait en sorte de l’obtenir », conclut notre diplomate.

Pretoria n’a toutefois pas eu le monopole des petites manoeuvres et des coups bas. « D’un côté comme de l’autre, ça a été une sale campagne, regrette un membre de la Commission. L’Afrique n’en est pas sortie grandie. » Depuis, les adversaires de Dlamini-Zuma font et refont leurs comptes. Qui a trahi ? Qui a basculé ? Le vote s’est déroulé à bulletins secrets, mais les spéculations vont bon train.

La femme qu’il fallait éloigner

L’élection de Nkosazana Dlamini-Zuma « n’est pas forcément une bonne nouvelle, souffle une journaliste sud-africaine. On avait encore besoin d’elle au pays ». Ex-ministre des Affaires étrangères passée au ministère de l’Intérieur, elle a su faire le ménage au sein d’une administration réputée corrompue, gagnant ainsi en visibilité sur la scène politique locale. Et s’il y a quelqu’un que cela risquait de gêner, à quelques mois des élections internes au Congrès national africain (ANC), prévues en décembre, et avant le scrutin présidentiel de 2014, c’est bien Jacob Zuma, l’homme dont elle a divorcé en 1998. Dlamini-Zuma était sur le point de constituer un ticket avec l’influent Kgalema Motlanthe, vice-président de l’ANC et ancien vice-président du pays. « Elle est zouloue, comme Zuma. Motlanthe est un Pedi. À eux deux, ils auraient été très difficiles à battre, explique un observateur de la vie politique sud-africaine. Zuma avait intérêt à l’envoyer loin. ».

Aucun doute concernant le Tchad. Son président avait dit qu’il soutiendrait l’Afrique du Sud, faisant fi de la consigne de vote donnée par la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (Ceeac), à laquelle il appartient. Idriss Déby Itno espérait certainement négocier l’élection de Nagoum Yamassoum, son ancien ministre des Affaires étrangères, au poste de commissaire pour les affaires politiques de l’UA – fauteuil qui lui a échappé. On peut aussi supposer qu’à Bangui, pour des considérations de politique régionale, François Bozizé a aligné ses positions sur celles de N’Djamena. On sait également la RDC redevable à l’Afrique du Sud depuis que celle-ci a reconnu sans sourciller la victoire de Joseph Kabila à la présidentielle contestée de novembre dernier. Enfin, on connaît la tiédeur des relations qu’entretiennent les présidents Bongo et Teodoro Obiang Nguema, et l’on imagine sans peine la satisfaction de Malabo à voir Libreville ainsi étrillé. « Nous sommes très déçus, il n’y a eu aucune solidarité en Afrique centrale », peste un conseiller gabonais.

Et en Afrique de l’Ouest ? Les pays lusophones se sont alignés sur l’Angola, acquis depuis le début à la cause sud-africaine. Le président dos Santos a probablement su convaincre la Guinée de faire de même – Luanda y a des intérêts miniers, dans la bauxite notamment. Et comme Alpha Condé a récemment contracté un prêt de 25 millions de dollars (20 millions d’euros environ) auprès d’un intermédiaire sud-africain que lui avait recommandé Jacob Zuma, l’équation est vite résolue. Quid du Liberia ? Dlamini-Zuma n’a pas ménagé sa peine en allant frapper en personne à la porte de la présidente du Liberia, le 15 juillet au matin. Ellen Johnson-Sirleaf, première femme élue à la tête d’un pays africain, s’est sans doute ralliée sans difficulté à Dlamini-Zuma, qui aspirait à devenir la première femme à prendre la direction de la Commission.

Et en Afrique du Nord ? L’Algérie est proche de l’Afrique australe. Des liens très forts unissent le Front de libération nationale (FLN, au pouvoir) au Congrès national africain (ANC, également au pouvoir). En outre, Alger a toujours pu compter sur le soutien du sud du continent dans le dossier du Sahara occidental. Quant à l’Égypte, son nouveau président, Mohamed Morsi, avait assuré Zuma de son soutien lors d’un tête-à-tête, la veille du vote.

Jean Ping s’est donc retrouvé bien seul. « Les chefs d’État étaient fatigués de toute cette histoire, ajoute un ancien ministre. Cela durait depuis des mois. Quand ils ont vu de quel côté penchait la balance, ils se sont ralliés pour en finir. » Les francophones doivent-ils s’en inquiéter ? « Non, cela n’est pas si grave, relativise Edem Kodjo, ex-Premier ministre du Togo. Dlamini-Zuma ne pourra pas imposer les vues de l’Afrique du Sud, elle devra composer. » Même son de cloche chez un président sahélien : « On en a fait tout une histoire, mais ce n’est pas le chef de la Commission qui définit la politique de l’UA et donne des instructions aux dirigeants africains. C’est nous qui lui donnons la feuille de route. »

Dlamini-Zuma prendra ses fonctions courant septembre. À 63 ans, elle devra réconcilier les Africains avec eux-mêmes, elle qui, dit-on, peut se montrer froide et cassante, et convaincre qu’elle n’est pas là pour servir les ambitions de son pays, qui convoite un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. La tâche s’annonce difficile. « J’ai connu femme plus agréable, souffle un ministre d’Afrique de l’Ouest. Avec elle, on ne sait jamais à quoi s’attendre. Mais il faut qu’elle sache que nous conserverons la gestion de nos crises. Nous ne viendrons pas prendre d’instructions à Addis-Abeba. » Et de conclure, avec une pointe de sarcasme : « Cette élection devrait faire plaisir à nos partenaires étrangers attachés à la parité. C’est déjà ça. » À moins que lesdits partenaires ne prennent ombrage de la rhétorique volontiers antioccidentale des ex-époux Zuma.

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Anne Kappès-Grangé et Pascal Airault, envoyés spéciaux à Addis-Adeba

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