Marzouki, heureux comme un Tunisien en France
Dîner à l’Élysée, discours devant les députés… Le président tunisien Moncef Marzouki a été reçu avec tous les honneurs par son homologue français François Hollande. Il fallait bien cela pour dissiper les malentendus qui, depuis l’ère Ben Ali, entachent les relations bilatérales.
Quand la révolution rencontre le changement, l’heure est à la refondation. Le 17 juillet, le président François Hollande, ex-opposant à Sarkozy, a accueilli à l’Élysée son homologue tunisien, Moncef Marzouki, ex-opposant à Ben Ali, pour une visite officielle de trois jours. « Une visite exceptionnelle », a souligné le chef de l’État français, qui avait réservé à son hôte des égards à la hauteur de l’événement.
Venu à la tête d’une délégation comprenant le ministre des Affaires étrangères et celui de l’Intérieur, Marzouki a ainsi eu le rare privilège de dîner à l’Élysée en présence du président français et de Jean-Marc Ayrault, le Premier ministre. Et l’honneur, encore plus insigne, d’être invité à l’Assemblée nationale. Depuis 2006, aucun dirigeant étranger ne s’était adressé aux députés français, et le Sud-Africain Thabo Mbeki avait été le dernier chef d’État du continent à s’exprimer dans l’hémicycle, en 2003.
Élu président en décembre 2011, Moncef Marzouki dispose d’un pouvoir restreint au sein de la troïka dirigeante, dominée par Hamadi Jebali, le Premier ministre islamiste, et son mandat pourrait s’achever dès mars 2013, à l’issue des prochaines législatives. Si le locataire du palais de Carthage est convenu avec ses interlocuteurs français de relancer ou de réactualiser d’importants programmes bilatéraux, aucun accord majeur n’a été conclu lors de cette visite, et des questions cruciales, comme celle d’un éventuel effacement de la dette tunisienne par la France, font encore l’objet de vifs débats (lire p. 12). En outre, Hamadi Jebali s’était déjà rendu dans l’Hexagone, fin juin, pour établir le contact avec les nouvelles autorités.
Ben Ali, "bon ami" des autorités françaises
C’est donc une visite essentiellement symbolique qu’a effectuée le président Marzouki, mais d’une portée considérable et cathartique pour les relations entre les deux États, soumises à de fortes turbulences depuis le triomphe de la révolution et la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali, honni par son peuple mais considéré jusqu’au bout comme un « bon ami » par les autorités françaises. Premier chef d’État issu du Printemps arabe à avoir ainsi été reçu à Paris, le Tunisien faisait aussi sa première visite officielle dans un pays occidental. Pour lui comme pour François Hollande, il était urgent de réduire la fracture bilatérale. Première mesure concrète, Boris Boillon, le très sarkozyste ambassadeur de France à Tunis, devrait être remplacé sous peu.
« Il y a, à l’évidence, un nouveau monde arabe, et la France doit se situer par rapport à lui », avait déclaré Laurent Fabius, le ministre français des Affaires étrangères, le 27 juin. En accordant un caractère exceptionnel à cette visite, Hollande a voulu affirmer clairement le soutien de la France aux processus transitionnels postrévolutionnaires, faire oublier les errements initiaux de la présidence Sarkozy et se démarquer des discours alarmistes de certains conservateurs qui redoutent le triomphe de l’islam politique dans le monde arabe. Le chef de l’État français a également profité de l’occasion pour exposer son projet de réactivation du partenariat euro-méditerranéen « 5+5 » (Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie et Tunisie ; Espagne, France, Italie, Malte et Portugal) après l’échec de l’Union pour la Méditerranée, lancée par son prédécesseur.
Pour le chef de l’État tunisien, l’un des objectifs essentiels de cette visite était de « dissiper quelques malentendus », avaient précisé ses conseillers à la presse. Pour les Tunisiens, le soutien de la France au régime Ben Ali laisse un goût amer. Le 11 janvier 2011, trois jours avant la chute de l’autocrate, Michèle Alliot-Marie, la ministre des Affaires étrangères, avait consterné les manifestants tunisiens et une grande partie de la classe politique française en proposant au dictateur chancelant l’assistance sécuritaire de la France. Certes, la ministre avait été démise, et Alain Juppé, son successeur, avait aussitôt cherché à rétablir la confiance. Mais, pour les autorités tunisiennes, la présidence Sarkozy restait entachée par sa complicité initiale avec Ben Ali, qui prolongeait les complaisances de certaines élites politiques, économiques et médiatiques françaises.
Annulation de dette : le "oui mais" de Hollande
La dette extérieure tunisienne, estimée à 15 milliards d’euros, doit-elle être remboursée ou annulée ? À Tunis, en mai 2011, François Hollande avait suggéré de la convertir en dons. Depuis qu’il est président, il semble moins enclin à joindre l’acte à la parole. Nous sommes d’accord pour convertir la dette en projets de développement, mais à certaines conditions : cela ne doit pas altérer la qualité de la signature de la Tunisie, a-t-il indiqué à Marzouki le 17 juillet. Sur le fond, cette mesure serait-elle légitime ? Peut-on prouver, sur la base d’un audit, qu’une partie de ces prêts a été détournée au profit du clan Ben Ali avec l’accord coupable des bailleurs ? Doit-on considérer que cet argent n’a pas servi au développement du pays, dont le PIB a progressé en moyenne de 4,4 % par an entre 1988 et 2011 ? Enfin, quel message serait ainsi envoyé aux partenaires de la Tunisie, au moment où inspirer la confiance n’a jamais été aussi important ?
Malentendus
Déjà en 2003, l’inusable militant des droits de l’homme Moncef Marzouki s’était étouffé en entendant le président Jacques Chirac déclarer à Tunis : « Le premier des droits de l’homme c’est de manger, d’être soigné, de recevoir une éducation et d’avoir un toit. » Les coupables indulgences des présidences Chirac et Sarkozy avaient fini par faire passer la droite française pour le plus grand complice du raïs Ben Ali.
Autre cause de malentendu à dissiper, pour Tunis cette fois, les déclarations tonitruantes de Marzouki sur la France, qui avaient heurté une partie de la classe politique et de l’opinion hexagonales. Peu habitué à mâcher ses mots, le militant n’a jamais ménagé ses critiques, et son statut présidentiel ne l’a pas davantage incité à porter la cravate qu’à brider ses discours. « Les Français sont souvent ceux qui comprennent le moins le monde arabe. Ils sont prisonniers d’une doxa au sujet de l’islam. L’esprit colonial, c’est terminé », avait-il déclaré le 17 décembre dernier, cinq jours après son élection, dans une interview au Journal du dimanche. Sept mois plus tard, le 18 juillet, le président tunisien a eu l’occasion de clarifier sa vision de la France devant les députés, au Palais-Bourbon.
"L’escacelle de la démocratie"
Avant de rappeler aux élus français que la Tunisie ne verse pas dans l’islamisme mais est « tombée dans l’escarcelle de la démocratie », il a fait la distinction entre France coupable et France louable : « Obnubilée par des intérêts immédiats, une fraction de la France officielle a soutenu la dictature qui nous a opprimés, aussi bien directement qu’indirectement. Mais la part essentielle de la France, la France des élus locaux, celle des partis et des syndicats, des organisations de la société civile, la France des médias, des intellectuels et des artistes, la France des simples citoyens, la France qui m’a donné asile ainsi qu’à de nombreux Tunisiens, cette France que nous aimons et respectons, cette France-là ne nous a jamais fait défaut. »
Visait-il les nombreux députés de droite absents, ce jour-là, des bancs de l’hémicycle ? Sur les 196 élus que compte l’UMP, 141 manquaient à l’appel, beaucoup prétextant « avoir d’autres choses à faire », certains avouant franchement leurs réticences, à l’instar de Pierre Lellouche qui estime qu’en Tunisie – son pays de naissance – « le processus démocratique n’est pas encore stabilisé ». Autre député de droite, Bernard Debré précise : « J’étais très opposé à Ben Ali, mais je ne peux accepter certains mots que M. Marzouki a eu sur la France et je m’inquiète de l’arrivée au pouvoir des islamistes. » Une vision bien sûr condamnée par les députés socialistes : « Nous devons prendre en compte le choix démocratique des Tunisiens, commente l’ancien diplomate Jean-Louis Destans, et nous souvenir des réactions alarmistes qui avaient suivi la victoire des islamistes en Turquie. Dix ans plus tard, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan est considéré comme tout à fait fréquentable. »
Avec François Hollande lors de la conférence de presse à l’Élysée, le 17 juillet.
© Ons Abid pour J.A
Un long chemin à parcourir
Mais le président tunisien n’assimile pas automatiquement France louable et France coupable à France de gauche et France de droite. Dans son interview au Journal du dimanche, il avait réservé ses mots les plus durs au socialiste Hubert Védrine : « J’ai très peu apprécié des considérations culturalistes, pour ne pas dire racistes, formulées à Paris par certains, dont l’ancien ministre des Affaires étrangères [de 1997 à 2002, NDLR] Hubert Védrine, qui se demande si l’Occident doit exporter sa démocratie. » De même, il n’a pas oublié que le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) du président Ben Ali n’a été exclu de l’Internationale socialiste que le 17 janvier 2011…
Certes, la visite « exceptionnelle » du président tunisien marque un nouveau départ dans les relations bilatérales, mais il reste un long chemin à parcourir avant que ne soient oubliés les « quelques malentendus » qui ont terni le partenariat historique entre la France et la Tunisie.
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