Danse : Sidi Larbi Cherkaoui, morceaux choisis
Le chorégraphe belgo-marocain Sidi Larbi Cherkaoui se produit au Festival d’Avignon. Il y présente sa dernière création, Puz/zle, jusqu’au 20 juillet
Dix dates en mai à la Grande Halle de la Villette, à Paris, avant le Festival de danse et des arts multiples de Marseille les 9 et 10 juin, Montpellier Danse les 6 et 7 juillet, et encore dix autres dates au Festival d’Avignon… Sidi Larbi Cherkaoui crée tous azimuts. À Paris et à Marseille, il présentait TeZukA, un hommage au mangaka éponyme qui est l’inventeur, notamment, du célèbre personnage Astro Boy et qui a mis Bouddha en cases. À Montpellier, il donnait pour la première fois en France Orbo Novo, une pièce conçue en 2009 pour le Cedar Lake Contemporary Ballet de Manhattan. Lassé par l’académisme des Américains, le directeur artistique de la compagnie new-yorkaise, le Français Benoît-Swan Pouffer, a proposé au chorégraphe belgo-marocain de venir enrichir le répertoire de ses « seize danseurs-caméléons », formés aussi bien au classique qu’au contemporain, au hip-hop ou au yoga… Une rencontre fructueuse qui a permis à Cherkaoui de s’exprimer pleinement. « Dans cette pièce, la danse est très liquide, explique-t-il entre deux répétitions, l’une à Avignon, l’autre à Montpellier. On dirait des vagues. Cette recherche de fluidité agace parfois les Européens. La danse contemporaine rejette cette sensualité. Les bras, les jambes, sont mobilisés mais jamais le bassin. Ma danse a quelque chose de très onduleux, qui vient du ventre et du bassin. » Un mouvement que le chorégraphe a emprunté à la culture arabe et sa calligraphie. Qu’il s’agisse de l’arabe ou du japonais (TeZukA), il aime les écritures quand elles dansent.
Sidi Larbi Cherkaoui en cinq dates
1976 Naissance à Anvers
1995 Meilleur solo de danse (Belgique)
1999 Première chorégraphie, Anonymous Society
2002 Prix Nijinski du chorégraphe émergent
2010 Crée sa compagnie, Eastman.
Ailleurs. Chez Cherkaoui, rien n’est jamais simple, tout est multiple. Sa danse est hétéroclite. Elle s’ouvre sans complexe au théâtre, quitte à paraître bavarde au non-initié. Dans Orbo Novo, les danseurs récitent des extraits de My Stroke of Insight, de Jill Bolte Taylor, une scientifique américaine, spécialisée en neuroanatomie, qui raconte les sensations ressenties lors de son propre accident vasculaire cérébral. La scène est divisée en deux par de hauts panneaux rouges. De part et d’autre, un homme et une femme. D’un côté, l’hémisphère droit du cerveau, de l’autre le gauche. Tels des neurones, les danseurs passent de l’un à l’autre, escaladant ou traversant les panneaux mobiles. Les mouvements sont limpides, la danse, même ancrée au sol, se fait aérienne. Dans cette création, Cherkaoui rappelle que nous avons tous la possibilité de décider ce que nous sommes et qui nous voulons être.
Lui a choisi et continue de le faire, à tout instant. Il lui a d’abord fallu imposer la danse à son père, qui voyait là une activité exclusivement féminine. A priori, les divorces font rarement des enfants heureux, mais parfois ils les sauvent. Quand les parents de Sidi Larbi Cherkaoui se séparent, l’adolescent peut enfin s’adonner à sa passion. Ce fan de Fame et de hip-hop prend des cours et danse pour des émissions de télévision, avant de découvrir l’univers de la chorégraphe allemande Pina Bausch. À 19 ans, il décroche le premier prix au concours du meilleur solo de danse belge et intègre la compagnie Les Ballets C de la B, d’Alain Platel.
Entre le Maroc de son père et la Belgique de sa mère flamande, l’enfant d’Anvers à la peau diaphane et au nom qui évoque l’ailleurs n’a jamais cherché à trancher. Il a d’ailleurs conservé les deux nationalités. « Comme New York, Anvers est un véritable melting-pot avec ses quartiers arabe, juif, africain, polonais… Cette ville portuaire m’a façonné et m’a permis d’accepter tous les éléments qui me composent, même si à première vue ils s’opposent. » Il n’hésite pas à aller chercher autre part ce qui peut lui convenir ici. « L’homme de l’Est » (la traduction française de son patronyme) n’a jamais aussi bien porté son nom. C’est vers l’Asie qu’il se tourne pour trouver des réponses aux questions qu’il se pose. De père musulman et de mère catholique, celui qui a été envoyé à l’école coranique a trouvé dans le bouddhisme une philosophie de vie qui lui convient. Et s’est imposé une hygiène de vie irréprochable. « Je suis végétarien, je ne bois pas et je ne fume pas », aime-t-il à répéter. Pour ce lecteur assidu d’Amin Maalouf, l’identité se conjugue toujours au pluriel comme autant de pièces qui composent le « puzzle » de la vie.
Comme souvent dans ses spectacles, la musique occupe une place de choix dans son dernier opus, Puz/zle, qu’il présente pour la première fois, jusqu’au 20 juillet à Avignon. Il a souhaité faire se rencontrer des artistes avec lesquels il avait déjà travaillé, les Corses d’A Filetta et la Libanaise Fadia Tomb el-Hage. « A Filetta, c’est un groupe polyphonique qui chante comme une seule voix, quant à Fadia, seule, elle chante comme tout un choeur. Lorsqu’on les écoute ensemble, on a l’impression d’entendre la planète tout entière », commente le chorégraphe, qui a complété ce tableau musical avec les percussions du Japonais Kazunari Abe.
Scorpions. Cherkaoui est un habitué de la cité des Papes. Déjà en 2002, il y dansait un solo, It, chorégraphié par Wim Vandekeybus. Deux ans plus tard, on le retrouvait avec la comédie musicale Tempus fugit, teintée de chants corses, burkinabè, albanais et italiens. L’accueil des critiques fut plutôt réservé. En 2008, il mêle son génie à l’art martial des moines shaolin dans Sutra. Phénomène inédit, la place s’échange à 200 euros au marché noir alors que le tarif officiel s’élève à… 25 euros. En une dizaine d’années, Cherkaoui est devenu une star. Et il s’est fait une spécialité de lutter contre les préjugés.
Sa première création, Rien de rien, se déroule dans une mosquée sur le mur de laquelle est écrit que « les interdits attisent les envies ». Il ne craint pas de réunir sur scène un trisomique, un travesti et une boulimique (Foi) ou de faire danser une femme voilée cernée d’hommes (Tempus fugit). Cherkaoui défend une oeuvre engagée qui prône l’« ouverture d’esprit » et l’« inclusion ». « Quand j’étais jeune, j’ai pris beaucoup de baffes. Je suis assez fort pour tenir si je sens que ma cause est juste ! » affirme celui qui s’est toujours élevé contre l’intolérance religieuse. « L’islam n’a aucun problème avec le corps ou l’art, tient-il à préciser. Mais les gens ont un problème avec l’islam. Il est très facile d’être un bon musulman. Il suffit de prier cinq fois par jour, de faire le ramadan et d’aller à la Mecque. Il y a d’autres niveaux, d’abord celui des imams – malheureusement, bien souvent, ils ne sont pas intéressants -, puis celui le plus élevé, où l’on souhaite devenir un avec Dieu, où l’on se fond dans la masse en scandant le nom d’Allah dans une sorte de respiration. C’est aussi celui des derviches tourneurs. Mais les derviches tourneurs, c’est de l’art, c’est de la danse ! Et c’est ce qui est le plus important dans l’islam. Le problème, c’est que des personnes bloquées dans leur corps limitent l’islam à ce qu’ils connaissent. »
Homme de paix, Cherkaoui invite à discuter avec les islamistes qui réclament « un art propre » au Maroc (voir J.A. no 2685) et les salafistes qui s’en prennent à l’art contemporain en Tunisie. « Je suis blanc et homosexuel, et cela me disqualifie à leurs yeux, mais il faut trouver une manière de leur faire comprendre que c’est dans leur propre intérêt de créer des espaces pour les valeurs des autres. Sinon, ils ne pourront pas tenir les leurs. » Naïf, Cherkaoui ? Pas tant que ça : « C’est comme les scorpions, assène-t-il, il faut les mettre ensemble pour qu’ils se tuent eux-mêmes. »
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