Abdesselam Aboudrar : « Au Maroc, les bouches s’ouvrent enfin ! »

À la tête d’un organe sans pouvoirs, ou presque, sous le gouvernement d’Abbas El Fassi, le président de l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC) a-t-il une plus grande marge de manoeuvre depuis le 20 Février et la révision constitutionnelle ? L’arrivée d’une nouvelle majorité a-t-elle changé la donne ? Entretien.

Dans son bureau de l’ICPC, le 4 juillet, à Rabat. © Samy el-Mekkaoui pour J.A.

Dans son bureau de l’ICPC, le 4 juillet, à Rabat. © Samy el-Mekkaoui pour J.A.

Publié le 23 juillet 2012 Lecture : 8 minutes.

Le Maroc dispose d’une cohorte d’hommes et de femmes au parcours exceptionnel. Gauchistes sous Hassan II – ce qui leur a valu de longues années de prison ou d’exil -, ils ont été choisis par Mohammed VI pour s’occuper de dossiers sensibles, tels les droits de l’homme. Parmi eux, Abdesselam Aboudrar, 61 ans, ingénieur des Ponts et Chaussées, condamné en 1974 à cinq ans de prison… qu’il consacrera à des études d’économie.

Que ce soit au ministère des Travaux publics, dans le privé ou à la Caisse de dépôt et de gestion (CDG), il s’est toujours distingué par sa compétence et sa ­rigueur. Vertus nécessaires pour diriger l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC), que le roi lui confie en 2008. Depuis, Abdesselam Aboudrar a fait preuve d’une qualité supplémentaire : le sens de l’État, l’État de droit, bien évidemment. Après le Printemps arabe, l’épidémie de la corruption est au coeur des préoccupations des Marocains. Le combat contre ce fléau est une priorité pour le gouvernement du leader islamiste Abdelilah Benkirane. Mais qu’en est-il dans la réalité ?

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Jeune Afrique : Après plus de trois ans d’activité, pouvez-vous esquisser un bilan de l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC) ?

Abdesselam Aboudrar : Dans son premier rapport, publié en 2010, l’ICPC se pose la question fondamentale : est-ce que le Maroc possède les institutions, lois et politiques publiques au regard des critères de l’ONU ? Réponse : il reste beaucoup à faire. Nous avons donc soumis des propositions précises au gouvernement, 113 pour être exact.

Exemples ?

Création d’un mécanisme de coordination entre les institutions de gouvernance existantes (Cour des comptes, Conseil de la concurrence, Inspection des finances, Inspection de l’administration territoriale et ICPC) ; déclaration obligatoire du patrimoine par les différents responsables ; loi protégeant les victimes, témoins et experts en cas de dénonciation ; dispositions pour la gestion des conflits d’intérêts ; droit d’accès à l’information ; dispositions sur les marchés publics ou les « agréments »… Et, bien entendu, réforme de la justice.

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Qu’a fait le gouvernement de l’époque ?

Le Premier ministre Abbas El Fassi semblait craindre qu’en s’occupant de la corruption il prêterait le flanc à l’opposition.

Rien de décisif, sinon une loi sur la déclaration du patrimoine d’une application paradoxalement limitée parce qu’elle concerne trop de monde. Qui trop embrasse… Le Premier ministre Abbas El Fassi semblait craindre qu’en s’occupant de la corruption il prêterait le flanc à l’opposition.

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La dénonciation de la corruption est au coeur du Mouvement du 20 février…

Nous avons saisi cette opportunité pour mettre le gouvernement devant ses responsabilités. Au cours d’une rencontre avec le Premier ministre, nous lui avons rappelé nos recommandations, dont il s’est empressé de relancer la mise en oeuvre. C’est ainsi qu’une loi sur la protection des victimes, des témoins et des dénonciateurs proposée par l’ICPC a été adoptée par le Parlement. De même, des chambres spécialisées ont été créées auprès de certaines cours d’appel.

C’était aussi l’occasion de réclamer des prérogatives élargies et des ressources supplémentaires, humaines et matérielles, pour passer du statut d’organisme consultatif au statut d’agence dotée de pouvoirs d’investigation et d’action en justice.

D’autres effets du 20 Février ?

Le plus important reste le discours royal du 9 mars 2011 annonçant une révision de la Constitution. On trouvera dans cette dernière des engagements essentiels liant l’exercice des responsabilités à la reddition des comptes. Dès le 1er avril, j’ai été reçu par Sa Majesté, qui a annoncé sa décision d’ériger l’Instance en agence de lutte contre la corruption, avec des prérogatives élargies et des moyens renforcés, dispositions que la Constitution allait par la suite consacrer.

De quels moyens dispose l’ICPC aujourd’hui ?

Elle est constituée de son président et de 44 membres (représentant certains ministères, le monde des affaires, des associations professionnelles, les syndicats et la société civile), dont 8, en plus du président, siègent au comité exécutif. L’ICPC est assistée d’un personnel administratif et technique, mais son budget, hors salaires, est ridicule : il ne dépasse pas les 15 millions de dirhams [1,3 million d’euros, NDLR].

L’exercice des responsabilités et la reddition des comptes sont désormais liés.

L’opinion est-elle plus sensible ?

Assurément. Des tabous ont été brisés. Les Marocains sont moins fatalistes et ne considèrent plus la corruption comme un mal nécessaire. Un indice de l’évolution de l’opinion : les gens osent dénoncer et s’indigner – sans pour autant aller jusqu’à saisir les tribunaux. Les plaintes adressées à l’ICPC ne dépassent pas quelques dizaines par an, parce qu’on continue à craindre les représailles et qu’il est toujours difficile d’apporter les preuves.

Selon l’indice de perception 2011 de Transparency International, le Maroc arrive au 80e rang sur 183 pays classés, avec une note de 3,4 sur 10. Les attentes de l’opinion face à la corruption endémique sont énormes, avec la croyance, très enracinée, que les solutions sont à portée de main : il suffirait d’envoyer en prison les coupables pour enrayer le mal !

Comment définir la corruption ? Y a-t-il des spécificités marocaines ?

L’acception la plus large a trait à l’abus d’une position de pouvoir au profit d’intérêts privés. Cela va du pot-de-vin dans les grandes affaires au billet glissé au fonctionnaire pour obtenir un papier. Au Maroc, on a affaire à une corruption endémique qui touche tous les secteurs de la vie économique, sociale et quotidienne : accès aux soins ou à l’école, autorisations diverses… S’il y a une spécificité marocaine, c’est la banalisation de la corruption. Du coup, tout le monde s’en accommode, ceux qui la pratiquent, ceux qui la subissent, comme ceux qui sont censés la réprimer.

Peut-on la mesurer ?

Difficile, voire impossible, pour la bonne raison que les actes de corruption se déroulent dans le secret. On se contente donc d’estimations indirectes. La Banque mondiale, qui évaluait le coût de la corruption à une moyenne générale de 1 % à 2 % du PIB il y a quelques années, l’a révisé à la hausse, à 5 %, après la crise financière de 2008-2009, qui a révélé l’ampleur des malversations au sein du système financier mondial. On parle même d’un taux de 25 % dans certains pays africains gros producteurs de matières premières.

Quelle place occupe le Maroc parmi les pays comparables ?

Il est à un niveau équivalent à celui de la Thaïlande, du Pérou ou de la Grèce et, comparé aux pays arabes, occupe une place médiane. En bas de l’échelle, on trouve les pays les plus pauvres en ressources, et en haut, les pays pétroliers. Globalement, les monarchies du Golfe tirent leur épingle du jeu et se situent au-dessus de la moyenne. C’est que la petite corruption y est quasi absente et la grande corruption rarement dévoilée.

Peut-on comparer la corruption sous Hassan II et Mohammed VI ?

Transparency Maroc, créé en 1996, au temps de Hassan II, a eu maille à partir avec le pouvoir. Il a fallu attendre plusieurs années pour que l’association reçoive le récépissé administratif lui permettant de fonctionner normalement. Il existait à l’époque une Cour spéciale de justice chargée de connaître des actes de corruption, mais elle ne pouvait être actionnée que sur décision discrétionnaire du ministre de la Justice. En fait, sa raison d’être n’était pas de combattre la corruption mais de monter en épingle quelques cas. Cette cour d’exception a été supprimée après l’avènement de Mohammed VI, en réponse à une revendication insistante de la société civile.

Au fond, ce qui a changé est surtout lié à la libération de la parole – on parle aujourd’hui plus qu’hier – et au dynamisme économique, avec l’enrichissement qu’il entraîne pour certains, qui a sensiblement amplifié la perception du phénomène.

La lutte contre la corruption devait être une priorité pour le gouvernement Benkirane. Qu’en est-il ?

Aux yeux du PJD [Parti de la justice et du développement], la formation du chef du gouvernement, le combat contre la corruption fait partie de la nécessaire moralisation, au sens large, de la société. En arabe, fasad signifie à la fois la corruption des moeurs et celle des affaires. Mais la pression populaire après le 20 Février et la crise économique ont ramené le gouvernement à une perception plus proche des préoccupations des citoyens. Pour le moment, on peut mentionner à son actif la publication des agréments de transport routier et la généralisation des concours pour le recrutement des diplômés dans les emplois publics.

Il faut rendre transparentes les relations qui influencent la prise de décision publique.

Parlons de ces fameux agréments…

Il s’agit d’autorisations d’exploitation de lignes de transport routier octroyées de manière discrétionnaire pour services rendus (anciens combattants, etc.), raisons sociales ou à titre de privilèges, qui se traduisent par des revenus réguliers, constituant des rentes de situation et des privilèges indus. Le ministère de l’Équipement et du Transport, dirigé par un islamiste, Abdelaziz Rebbah, a publié la liste des bénéficiaires. L’initiative a été perçue comme un acte de dénonciation des privilèges et de la corruption.

En vérité, on attend d’abord du gouvernement qu’il présente un plan de réforme (et de substitution) d’un système passablement archaïque, et qui respecte les principes d’équité et de transparence. Le ministre l’a promis. En tout cas, la réforme demandera beaucoup de temps.

Et pour les agréments relatifs aux carrières de sable et à la pêche hauturière ?

L’opinion chauffée à blanc par les agréments de transport attendait la suite et n’a rien vu venir. D’où la prudence du gouvernement sur les carrières et le reste. Normal, il faut proposer des solutions, encourager des alternatives.

Ces dernières semaines, plusieurs hauts responsables ont été arrêtés, poursuivis pour de présumées affaires de détournements. Faut-il y voir un tournant dans la lutte contre la corruption ?

Il est trop tôt pour se prononcer. Bien qu’elle soit jusqu’à présent chargée exclusivement de la prévention, l’ICPC a toujours considéré que l’application de la loi en est le pendant indispensable. La justice doit passer. Mais avec impartialité, sérénité et respect scrupuleux de la présomption d’innocence.

Qu’en est-il des conflits d’intérêts dans les hautes sphères du pouvoir ?

Ils procèdent d’un mélange des genres entre affaires publiques et privées. Pour les gérer, il faut d’abord rendre transparentes toutes les relations qui peuvent influencer la prise de décision publique. Contrairement à la tradition anglo-saxonne, la tradition latine (dont nous avons hérité) ne s’est intéressée à cet aspect de l’intégrité et de la transparence dans l’action publique que très récemment. L’ICPC a des propositions à faire, qu’elle dévoilera très prochainement.

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Propos recueillis à Rabat par Hamid Barrada

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