En Tunisie, Kaïs Saïed veut rendre au peuple l’argent qui lui a été volé
Récupérer l’argent détourné sous Ben Ali ou depuis 2011 pour l’affecter à des projets de développement. C’est le but de la « conciliation pénale » mise en place par le président tunisien, mais dont le cadre juridique inquiète déjà.
Après la mise en place d’entreprises citoyennes, le président Kaïs Saïed continue à dérouler son programme. Il pousse les administrations concernées à faciliter la tâche de la Commission de la conciliation pénale, qu’il a désignée en novembre 2022 et à laquelle il a donné six mois pour aboutir à des résultats, selon le décret annonçant la création de cette instance publié en mars 2022.
L’idée n’est pas nouvelle mais elle a maintenant force de loi. Kaïs Saïed part d’un principe de justice sociale – éviter que certains ne s’enrichissent sur le dos d’un peuple déjà dans la précarité – et en fait le fer de lance de sa politique.
Grâce au nouveau dispositif, il compte récupérer pas moins de 13,5 milliards de dinars (environ 4 milliards d’euros) détournés durant l’ère Ben Ali, et au moins autant pour les dix dernières années de gabegie financière et politique. Les ressources ainsi récupérées doivent être affectées à des projets de développement dans des zones sinistrées.
Pour le président, il s’agit à la fois de créer un précédent pouvant jouer sur les équilibres sociaux et de tenir une promesse électorale, tout en tentant de renflouer les caisses de l’État. Le tout obéissant à une logique qui lui tient à cœur et dont il veut démontrer la validité : il suffit de le vouloir et de s’en donner les moyens pour faire aboutir un projet. Projet qu’en l’occurrence Kaïs Saïed avait longuement présenté aux partis et à la société civile en 2012-2013, mais qui était resté sans lendemain.
La récente adoption du dispositif de conciliation sonne donc comme une revanche, et donne au président le rôle de celui qui sait ce qu’il convient de faire. Ici, obliger ceux qui se sont rendus coupables de malversations à investir dans les régions démunies pour générer du développement.
Retour sur la chose jugée
Une opération simple et qui n’est pas inconnue des Tunisiens. Immédiatement après la chute du régime de Ben Ali en janvier 2011, l’une des exigences exprimée par la révolution a été une reddition des comptes.
Corruption, affairisme et népotisme avaient largement contribué à dresser l’opinion contre les détenteurs de pouvoir ou les membres du sérail. Dans la foulée du 14-Janvier, a été mise en place la Commission nationale d’investigation sur les faits de corruption et de malversation. Une instance dont le nom était associé à celui de Abdelfattah Amor, l’ancien doyen de la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, qui la préside et qui a été le mentor de l’actuel chef de l’État.
Cette commission a établi une liste de 460 personnes et a transmis les dossiers à la justice. Certains prévenus ont été blanchis, d’autres ont écopé d’amendes et de peines de prison, et d’autres encore sont tout simplement décédés.
On pourrait penser que pour ces derniers, ce chapitre de redevabilité est clos, mais il n’en est rien. Bien au contraire. Le décret de mars 2022 revient, au mépris des principes juridiques les plus élémentaires, sur la chose jugée et considère que tout ce qui a précédé en matière de conciliation est caduc, voire irrecevable.
Pourtant, en dix ans, plusieurs tentatives d’en finir avec cette situation sur laquelle achoppe une réconciliation nationale ont été amorcées. Deux commissions, celle de Abdelfattah Amor et celle de la confiscation, ont référencé tous les manquements constatés durant la période Ben Ali.
Ensuite, l’Instance Vérité et Dignité (IVD) a elle aussi rassemblé des témoignages et engagé des procédures auprès des tribunaux sans que nul ait recensé les résultats obtenus. À ces instances vient encore s’ajouter l’initiative de conciliation politique du président Béji Caïd Essebsi, dont le volet prévoyant l’amnistie des commis de l’État concernés par des dossiers de corruption s’est heurté à un mouvement protestataire « menech msamhine » (« Nous ne pardonnons pas ») et a été écarté de la loi adoptée en 2017.
Un texte trop large
Aujourd’hui, Kaïs Saïed tient à ce que la nouvelle commission obtienne des résultats au plus vite. Une manière de bloquer l’avancée des « forces, entre autres celles du capital, qui voudraient contrer le président », confie l’un des soutiens de la coordination d’El Mnihla, quartier de Tunis où vit le chef de l’État.
Mais à la lecture du décret qui officialise la création de la commission, on a le sentiment que la procédure risque de toucher riches et pauvres indistinctement. La procédure ne tient pas compte des jugements rendus précédemment. Chacun, même présumé innocent, devra démontrer sa bonne foi.
« Plus grave encore, alerte l’avocat et ancien magistrat Ahmed Souab, on peut être condamné sur des intentions. Si on comptait commettre un fait de corruption, même si on n’est pas passé à l’acte, on tombe sous le coup du décret actuel. »
Ayant siégé à la Commission de la confiscation en 2011, le juriste précise aussi que l’identification des personnes et des biens a déjà été effectuée et que les biens confisqués sont depuis au moins dix ans propriété de l’État. Un fait sur lequel l’administration préfère garder le silence, d’autant que depuis, la gestion des biens confisqués par l’État s’est révélée calamiteuse.
Le décret de 2022 prévoit aussi que dans le cas où la commission clôt ses travaux et où l’exécution de la réconciliation n’a pas été réalisée, le dossier retournera entre les mains de la justice et les peines prévues seront appliquées. « Le processus ne prévoit rien pour la justice transitionnelle », déplore un ancien de l’IVD.
« Le projet est trop important pour présenter des lacunes et être traité en six mois. Il faut en finir avec l’idée que rien n’a été concluant depuis 2011 et ouvrir un nouveau chapitre. Sous cet angle, la conciliation pénale peut être fédératrice et provoquer un sursaut salutaire », estime de son côté un candidat aux législatives dans la circonscription de Zaghouan.
Plusieurs magistrats soulignent quant à eux les lacunes et les contradictions du texte créant la nouvelle commission. Et rappellent que c’est ce projet qui a été à l’origine du désaccord entre le président de la République et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qu’il a dissous en février 2022.
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