Soudan : le fabuleux butin de Hassan Musa
Créant des ponts entre Occident, Afrique et Orient, le Soudanais fait de l’histoire de l’humanité un précieux trésor dans lequel il puise sans vergogne. Rencontre avec Hassan Musa, un homme libre qui se joue des icônes.
C’est une petite maison de village, dans le sud de la France, non loin d’Alès. À l’intérieur, les cloisons ont été abattues, il y a des livres et de la couleur. En contrebas, l’atelier est à peu près conforme à l’idée que l’on se fait d’un laboratoire d’artiste : bric-à-brac d’images, bazar de tissus colorés, débordements de peinture, poupées tentant de fuir la bouche ouverte d’un immense sac… C’est avec simplicité que le plasticien soudanais Hassan Musa ouvre les portes de son monde, à l’heure où la Fondation Blachère (Apt) présente une dizaine de ses oeuvres, du 29 juin au 7 octobre, pour l’exposition « Des tigres et des peintres ».
Rendez-vous avait été pris par téléphone, et la voix semblait trahir modestie et timidité. Demi-erreur : s’il est effectivement modeste, Hassan Musa n’est pas timide. Visage fin et droit, cheveux grisonnants, silhouette élancée, il peut évoquer son travail des heures durant. Ni poudre aux yeux ni constructions abstraites visant à épater la galerie, cet artiste né à El-Nuhud en 1951, selon son « certificat d’estimation d’âge », a des choses à raconter sur la marche du monde. Ce qui est de notoriété publique depuis qu’il exposa, lors d’« Africa Remix » (2005), une grande toile (Great American Nude) représentant Oussama Ben Laden nu, lascivement allongé sur un drapeau américain et peint à la manière de L’Odalisque de François Boucher.
Che Guevara, saint Sébastien, Oussama Ben Laden, saint Georges, le drapeau américain… Les oeuvres du Soudanais se jouent des icônes de la tradition comme de celles du monde contemporain – avec une prédilection pour ces mythes bâtis sur la disparition du corps. « L’image ne peut être iconoclaste qu’un court instant, affirme-t-il. Ce que je fais, c’est un détournement d’images. Je les interprète, je les retourne, je les renvoie. » En reprenant de nombreux thèmes propres au monde chrétien, il se positionne en héritier d’une tradition remontant à la Renaissance. « L’écrivain algérien Kateb Yacine disait : "La langue française est un butin de guerre." Pour moi, c’est toute la tradition qui est un butin de guerre. L’histoire de l’art dans laquelle je me reconnais, c’est celle de l’Occident qui se pose comme histoire de l’humanité – peut-être parce que personne n’a encore écrit l’histoire de l’art africaine. »
Présentées ainsi, les oeuvres de Musa pourraient sembler bien sérieuses. Et pourtant, colorées, composées à partir de tissus couverts d’étonnants motifs (petits coeurs, fruits et légumes, hommes à moto, etc.), elles sont bourrées d’humour. « J’aborde des thèmes graves, alors il faut qu’il en soit ainsi, explique-t-il. Sans cette distance, on serait dans le désespoir. »
Iimages distordues
Bardé comme on est de clichés, difficile d’imaginer que c’est au Soudan que Hassan Musa a, pour la première fois, été confronté à la p uissance évocatrice des images. Mais c’est bien dans la capitale du Nord-Kordofan, El-Obeïd, qu’il a vu, enfant, quelque deux ou trois films par semaine, classiques importés des États-Unis, d’URSS, d’Égypte ou d’Inde. Dont les fameux La Vie passionnée de Vincent Van Gogh (1957) avec Kirk Douglas et Anthony Quinn et L’Extase et l’Agonie (1964) avec Charlton Heston dans le rôle de Michel-Ange. Son travail s’enracine là : « Je voyais plusieurs fois le même film sous des angles différents. Les images étaient distordues, écrasées, selon la place que l’on occupait. »
Poussé par ses professeurs et devenu « le dessinateur de l’école », Hassan Musa ne rencontre pas de résistance quand l’idée de faire les beaux-arts s’installe. « Pour mes parents, un homme est agriculteur, militaire, commerçant ou fonctionnaire. Parler de devenir artiste, c’est comme évoquer la planète Mars. Mais comme j’étais le dernier des garçons, on m’a traité avec une certaine indifférence. » Il fait donc les beaux-arts de Khartoum entre 1970 et 1974. Jusqu’en 1971, l’ambiance politique du pays est à l’optimisme, « les progressistes étaient partout ». Mais le coup d’État manqué contre Jaafar Nimeiry est suivi d’une période de durcissement idéologique et d’un glissement vers l’islamisme.
Il n’y a pas de tigres en Afrique…
Du 29 juin au 7 octobre, la Fondation Blachère (Apt) présente « Des tigres et des peintres », une exposition collective d’artistes africains. Le commissaire Pierre Jaccaud a eu l’idée du titre en réaction à une oeuvre de Hassan Musa intitulée Soyinka mordu par un tigre. « Un tigre ne proclame pas sa tigritude, il bondit sur sa proie et la dévore », disait le Prix Nobel de littérature. Le plasticien lui répond avec humour : il n’y a pas de tigres en Afrique… Cette exposition représente pour la fondation l’occasion d’acquérir une oeuvre du Soudanais, mais aussi de présenter treize autres artistes qui font partie de la collection comme Chéri Chérin (Congo), Soly Cissé (Sénégal), Abdoulaye Konaté (Mali), Cyprien Tokoudagba (Bénin), etc. N.M.
Le jeune homme remarque, mais n’en souffre guère : « J’étais boursier, c’était le confort total. » Déjà formé à la calligraphie et au dessin, Musa confie néanmoins : « J’ai obtenu beaucoup de réponses par moi-même. » L’enseignement des beaux-arts demeure en effet essentiellement technique et vise à former des enseignants et des artisans plus que des artistes. D’ailleurs, il n’y a pas de marché de l’art à Khartoum, pas de galerie, pas de mécénat, pas de critique et… peu de débouchés. Diplômé, Musa sera donc décorateur pour la télévision pendant deux ans. « Je faisais des images d’arrière-plan que j’effaçais ou sur lesquelles je retravaillais après coup afin de conserver le support. C’est ainsi que j’ai appris à réaliser de grands formats », confie celui qui travaille aujourd’hui principalement au ciseau et à la machine à coudre, superposant des couches et des couches de tissu.
La réponse du Soudanais à Whole Soyinka : There Are No Tigers in Africa (2010)
Copyright Hassan Musa/Courtesy Galerie Pascal Polar
Deux ans plus tard, il travaille pour la maison d’édition Khartoum University Press et collabore avec un quotidien qui lui ouvre les portes du milieu culturel. Puis vient la rupture quand l’État impose un mécénat idéologique visant à exalter le concept de « soudanité ». Par défaut, puisqu’il rêvait du Royaume-Uni, Hassan Musa rejoint la France en 1978. Commentaire de l’intéressé : « J’avais l’impression que le débat sur l’identité culturelle était derrière moi et c’est alors que l’on m’a dit : "Vous êtes un artiste africain !" » S’ensuivent deux années de débrouille entre Paris et Lille, une maîtrise, des cours de langue, un mariage avec une Française, Patricia, rencontrée au Soudan. Un temps laissé de côté, l’art revient en force au début des années 1980 avec les « Cérémonies graphiques », sortes de performances au cours desquelles l’artiste fait partager le plaisir du processus créatif en réalisant des calligraphies en direct.
Défi
Professeur d’arabe, puis d’arts plastiques, auteur et illustrateur de livres pour (grands) enfants, Hassan Musa acquiert la nationalité française en 1990. « J’ai beaucoup appris en enseignant, dit-il. Il faut souvent négocier avec les collégiens, ignares mais sans complexe, pour les convaincre que l’art est une bonne chose pour eux. Parfois, les arguments manquent et c’est un vrai défi. »
Chez lui, partant du principe que « les images sont déjà dans le support – dans la tête », l’artiste travaille d’abord sur des cartes géographiques, puis des rouleaux de papier peint et, enfin, sur du tissu imprimé. Séduit par le jeu des couleurs et par les interrogations qu’il suscite sur les mythes, le galeriste Pascal Polar le représente depuis cinq ans : « Hassan Musa est d’autant plus intéressant qu’il crée des ponts entre l’art occidental, l’Afrique et l’Orient. Outre ses qualités plastiques et son authenticité, son travail s’impose avec force dans le champ social. »
Les oeuvres parlent d’elles-mêmes, et Hassan Musa, malgré sa voix posée, ne mâche pas ses mots. « Qui est prêt à mourir pour une idée aujourd’hui ? Techniquement, la révolution n’est plus possible. Il n’y a plus qu’une civilisation, c’est celle de l’argent que nous partageons tous. Et il y a quand même des gens capables de faire la différence entre Orient et Occident alors que la loi du marché a statut de religion ! Mais résister, c’est parfois être pris au piège de la foi : la lutte sociale n’est pas envisageable en dehors d’une vision religieuse, comme en témoigne l’efficacité des icônes anti-impérialistes. C’est malheureux, mais le discours de la complexité est rarement audible. » Pour le faire entendre, reste la solution qu’il a choisie : opposer aux images toutes faites des images buissonnières.
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Nicolas Michel, envoyé spécial à Alès
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