Mohammed Harbi : « L’Histoire est instrumentalisée » en Algérie

L’Algérie de 2012 s’inscrit-elle dans la continuité de la guerre de libération et des premières années de l’indépendance ? L’historien Mohammed Harbi livre son analyse.

Pour Mohamed Harbi, l’histoire algérienne est instrumentalisée à des fins d’unité nationale. © J.A.

Pour Mohamed Harbi, l’histoire algérienne est instrumentalisée à des fins d’unité nationale. © J.A.

Renaud de Rochebrune

Publié le 5 juillet 2012 Lecture : 9 minutes.

1962-2012 : le vrai bilan de l’Algérie indépendante
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1962-2012 : le vrai bilan de l’Algérie indépendante

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Cadre du Front de libération nationale (FLN) pendant la guerre, conseiller du président Ahmed Ben Bella, puis incarcéré pendant six ans après le coup d’État de Houari Boumédiène, Mohammed Harbi n’est pas un témoin neutre. Il n’en est pas moins reconnu comme l’un des plus grands historiens de l’Algérie contemporaine. Parmi ses nombreux ouvrages, FLN, mirage et réalité (1980, éd. Jeune Afrique), racontant « la guerre dans la guerre » et la violence dans la construction du FLN, fit l’effet d’un coup de tonnerre.

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Jeune Afrique : À entendre les débats que suscite encore la guerre d’indépendance, en Algérie comme en France, on a l’impression que, pour certains, le conflit n’est pas terminé. Du point de vue de l’historien, est-ce un sentiment fondé ?

Mohamed Harbi : Ces débats ressassent des questions déjà débattues et rebattues, ce n’est pas l’histoire de l’Algérie ou de la guerre d’Algérie qu’on écrit. Sur le plan politique, la génération de la guerre n’occupe plus seule le devant de la scène. Des gens, arrivés lors de l’ouverture dite démocratique, demandent des comptes au pouvoir, tout en y prenant part et en étant, aussi, bénéficiaires de l’indépendance. C’est entre tous ces bénéficiaires qu’il y a des controverses.

Entre ceux qui ont une légitimité issue de la guerre et les autres ?

S’il y avait vraiment une légitimité issue de la guerre, ces débats n’auraient pas lieu. Le vrai problème réside dans la création d’institutions non contestées, qui suppose un contrat national. Or sur ce point, les factions divergentes au pouvoir multiplient les astuces pour l’éviter. En témoignent les dernières élections. En Algérie, on se considère surtout légitime quand on a la force pour soi, pas le droit.

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Entre les espoirs, pendant et au sortir de la guerre, et ce qui s’est passé ensuite, y a-t-il une grande déception ?

Il faut adopter une vision plus large pour répondre à cette question et en revenir à la culture politique des Algériens. Ils voient leur passé, comme leur avenir d’ailleurs, à travers un filtre théologico-politique. Pour décoder la plupart des débats, mieux vaut avoir recours aux catégories du messianisme [croyance en l’avènement d’un monde idéal sur terre, NDLR] et de l’eschato­logie [doctrine sur la fin du monde et le sort des hommes]. D’une certaine manière, on est encore aujourd’hui dans le prépolitique.

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S’agissant des espoirs, pour toute une génération, après l’enthousiasme, ce fut la désillusion. Car ils étaient fondés sur des idées préconçues et des idéologies, pas sur la connaissance des réalités du pays. Celle-ci est venue plus tard. L’Algérie d’après-guerre fut donc un laboratoire. Mais on ne sait pas le reconnaître.

Y avait-il une vision dominante des lendemains souhaitables parmi les dirigeants ?

Il ne faut guère faire attention au discours des dirigeants du FLN pendant la guerre. Ils savaient très bien que les choses seraient dures. Ils étaient conscients des divisions – sur les choix de société, la façon dont la guerre avait été menée -, entre eux et au sein du peuple, mais tous les niaient. Quand ils se sont retrouvés face aux conséquences de ces divisions, cela a évidemment fait des étincelles.

La plateforme adoptée en 1956 par le FLN au congrès de la Soummam ne constituait-elle pas déjà un préprogramme pour l’après-indépendance sur les grands sujets de société ?

La militarisation du pouvoir issue de la guerre a entraîné celle du pays.

Cette vision venait d’en haut, de gens issus de l’Algérie citadine, pas de celle, rurale, des communes mixtes du temps de la colonisation qui a primé après guerre. L’enjeu de ce congrès était de ramener toutes les contradictions politiques algériennes à l’intérieur d’un cadre bien défini et de créer des institutions qui puissent devenir un lieu de débat.

Les conditions dans lesquelles la révolution avait démarré avaient conféré un poids important aux forces centrifuges, réticentes à la construction d’un centre unique. C’est cela qu’il était question de changer. Ces forces ont, de fait, joué un rôle important pendant la guerre et dans toute l’histoire de l’Algérie. Ainsi, après que le CCE – le Comité de coordination et d’exécution, principal organe de direction de la révolution créé au congrès de la Soummam – eut quitté l’Algérie, en 1957, la création d’un centre de commandement militaire unique a été demandée plusieurs fois. La dernière tentative, vouée comme les autres à l’échec, fut celle du colonel Amirouche, en 1958. Et lorsque, en 1962, les wilayas se sont retrouvées en pleine crise, elles n’ont pas réussi, elles non plus, à créer une direction commune.

Les débats actuels sur certains aspects de la guerre signifient-ils que les divisions d’alors sont toujours là ?

Ces débats n’ont rien à voir avec l’Histoire. On est dans le présent. L’Histoire est instrumentalisée pour traiter des problèmes actuels.

Ce n’est pas si banal, un pays qui instrumentalise à ce point l’Histoire…

C’est en effet typique de l’Algérie et d’une classe dirigeante qui n’arrive pas à régler ses problèmes et à obtenir une certaine homogénéité entre ses composantes. Par exemple, le débat passionné qu’il y a eu sur le conflit entre Abane et Ben Bella pendant la guerre visait en réalité Bouteflika. Le pays a un rapport très problématique avec son histoire, laquelle, depuis la colonisation, a toujours été un élément majeur de la politique. Dans certains pays, c’est l’idéologie qui joue ce rôle ; dans d’autres, ce qui a trait au patrimoine ; en Algérie, c’est l’Histoire. Et cela durera jusqu’à ce que le pays trouve un équilibre, quand l’État sera devenu un véritable État.

Tant qu’il n’y aura pas un vrai contrat national, l’Histoire continuera à déchirer les différentes composantes du pays. Un pays qu’on croit uni, homogène, mais où existent une polarisation confessionnelle, des polarisations régionales très fortes, etc. Voilà pourquoi on se bat non pas à coups de querelles idéologiques, mais en utilisant l’Histoire. Par exemple, on dit en Kabylie que la région a supporté l’essentiel de l’effort pendant la guerre mais que d’autres régions en ont bénéficié. Ailleurs on regrette que telle région qui s’est peu battue soit avantagée, etc. Tant qu’on ne décidera pas du vivre-ensemble, de comment aménager l’État – des questions qu’en fait on ne se pose pas -, cela continuera.

La situation sera-t-elle différente après la disparition des générations de la guerre ?

Je ne le crois pas. Ces polarisations que l’on ne veut pas voir ne disparaîtront pas pour autant. Et les instances qu’il faudrait créer pour trancher les problèmes ne paraissent pas près d’exister. On ne peut pas faire de vrais choix dans ces conditions.

Le pays a pourtant fait des choix : l’autogestion avec Ben Bella, les « industries industrialisantes » sous Boumédiène…

Ce n’étaient pas des choix vraiment assumés. Par exemple, l’autogestion est vite apparue comme un instrument de légitimation et non comme une perspective politique, puisqu’elle n’a pas choisi la base sociale sur laquelle s’appuyer. De surcroît, elle n’a pas été acceptée partout : des représentants de l’armée ont pris des terres et les ont gérées de façon étatique, le chef de la gendarmerie intervenait systématiquement contre les ouvriers autogestionnaires… L’autogestion était pour l’Algérie un choix au-dessus de ses capacités. Le président Ben Bella l’avait décidé, alors je l’ai accepté. Mais comment pouvait-on la prôner avec un appareil fondé sur l’autoritarisme ! Ben Bella ne pensait qu’à l’audience internationale, loin des affrontements qui marquaient déjà la scène intérieure. Finalement, Boumédiène abandonnera l’autogestion au profit du capitalisme d’État.

Ces choix résultent-ils de réflexions menées durant la guerre ?

Il n’y a eu aucune préparation de l’avenir, qu’il s’agisse du modèle économique, des questions culturelles ou du sort réservé aux arabisants. Pour la simple raison que cela aurait pu diviser les rangs de la révolution.

Pas du tout. C’est tout le problème. Il n’y a eu aucune préparation de l’avenir, qu’il s’agisse du modèle économique, des questions culturelles ou du sort réservé aux arabisants. Pour la simple raison que cela aurait pu diviser les rangs de la révolution. Il fallait tenir jusqu’au bout sans aborder ces questions. On n’a pas voulu s’en saisir – et on ne le veut toujours pas.

La question de la démocratie a-t-elle été débattue au lendemain de la guerre ?

Absolument pas. Les seuls débats d’importance concernaient les choix entre socialisme ou capitalisme à l’intérieur, ligne pro-occidentale ou antioccidentale à l’extérieur. Même l’opposition ne condamnait pas le parti unique. Car elle espérait bien l’incarner.

Est-il exact ou simpliste de dire que l’Algérie a toujours été dirigée par les militaires depuis 1962 ? Même s’il était allié à Boumédiène, tout a commencé avec Ben Bella, un civil…

Ben Bella, c’était une transition. Les militaires d’ailleurs avaient d’abord pensé à Boudiaf. Ils avaient besoin, en effet, d’une légitimité historique. La continuité, ce sont les militaires. La militarisation du pouvoir issue de la guerre a entraîné celle du pays. Les militaires n’ont cependant pas cherché à accaparer tous les pouvoirs. Ils ne veulent pas apparaître en première ligne, ne constituent pas une junte, n’envisagent pas de recomposer politiquement et socialement le pays. Ils veulent en revanche le contrôler à travers la sélection des élites et être décisionnaires en matière de répartition des budgets. À commencer par le leur.

Si pendant l’été 1962, ce n’étaient pas les militaires de l’état-major mais le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) qui l’avait emporté, le sort du pays aurait-il été différent ?

Bien sûr. Ce qui s’est passé n’était pas inévitable. Il y aurait eu aussi des conflits, des crises, des tensions. Le GPRA et son environnement n’étaient pas homogènes. Mais il y aurait eu au pouvoir des gens plus réalistes, ouverts à d’autres mondes, ce qui n’existait pas ou guère chez les militaires. Cela aurait évité cette sorte d’enfermement dans lequel vit l’Algérie. Sans doute aussi la place de la religion aurait-elle été moins accentuée. Et la vision du rôle de l’État aurait pu être différente.

Et que reste-t-il de la colonisation ?

L’Algérie a retrouvé sa souveraineté et est décolonisée, cela va de soi. Cependant, les gens emploient encore les anciennes dénominations d’avant 1962, par exemple pour les rues. Ce qui montre que, dans leur conduite quotidienne, mentalement, ils ne mettent pas entre parenthèses la période coloniale. Une bonne partie de la classe moyenne, et pas seulement elle, n’arrive d’ailleurs pas à penser indépendamment de la France. Le succès des chaînes de télévision françaises le montre bien. Surtout, il y a un passé commun, même s’il a été vécu à l’intérieur d’un empire, dans la subordination. Qu’on le veuille ou non, que cela fasse plaisir ou pas, l’entrée de l’Algérie dans la modernité s’est faite avec la colonisation. Quant aux dirigeants, quand ils parlent de repentance et tiennent un discours anti-France, c’est parce que cela fait l’unanimité et masque les divisions du pays.

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Propos recueillis par Renaud de Rochebrune

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