Mohamed Jouili : « La démocratie tunisienne reste à construire »

Douze ans après la révolution qui a précipité la chute de Ben Ali, le processus de démocratisation reste inabouti. Des milliers de personnes ont manifesté à Tunis ce 14 janvier pour exprimer leur mécontentement. Éclairage du sociologue Mohamed Jouili.

Manifestation réclamant la démission du Premier ministre tunisien par intérim, devant la primature, à Tunis, le 24 janvier 2011. © MOISES SAMAN/The New York Times-REDUX-REA

Publié le 14 janvier 2023 Lecture : 6 minutes.

En Tunisie, il est devenu tout à fait commun de qualifier les années 2011-2021 de « décennie noire ». Une expression qu’on aurait pu croire plus adaptée à la guerre civile en Algérie de 1991 à 2002 qu’à une révolution tunisienne qui, douze ans jour pour jour après les événements de 2011, n’en finit pas de se faire.

En ce 14 janvier, date anniversaire de la chute effective du régime de Ben Ali, le sociologue Mohamed Jouili apporte un éclairage sur le processus enclenché il y a douze ans, la dimension sociale de cette décennie où tout a été centré sur le politique et le désenchantement dans lequel se trouvent aujourd’hui les Tunisiens.

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Jeune Afrique : Depuis le 14 janvier 2011, le pays semble pris dans un maelström permanent. Comment qualifier ce processus, et pourquoi est-il si long ?

Mohamed Jouili : Il s’agit bien d’une révolution mais inachevée, avec une transition démocratique toujours en construction. Comme dans toute révolution, la confrontation entre l’ancien qui ne cède pas sa place et le nouveau qui la convoite tend à se prolonger. Pour résumer, il s’agit du face à face entre les conservateurs et les révolutionnaires.

Les oscillations sont inhérentes au processus et font partie de la quête d’équilibre, mais aussi de renouveau. N’oublions pas que la République française date de 1870, alors que la révolution a eu lieu en 1789 : les révolutions s’inscrivent dans le temps long. Il en va ainsi des grands changements. En Tunisie il s’agit d’instaurer une démocratie.

Certains estiment aujourd’hui que la démocratie ne leur a rien apporté, qu’elle ne leur permet pas de vivre mieux…

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Il y a en amont un travail sur les mentalités. Dans les révolutions, il y a toujours des courants de pensée ou de réflexion qui anticipent les nouveaux concepts et familiarisent les citoyens avec le processus de démocratisation. Pour nous, en l’occurrence, il s’agit de traduire la démocratie dans notre quotidien avec une révision des codes, comme le respect mutuel, le respect des lois au jour le jour.

Aujourd’hui, nous nous focalisons sur la démocratie sans reconnaître que la société aussi l’a voulue. Mais la question « Est-ce que la démocratie est un besoin social ? » est restée en suspens.

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C’est-à-dire ?

Est-ce qu’il y a une demande sociale de démocratie ? Il s’agit du lien entre les gens et la Cité, mais aussi du lien entre eux, qui fait cette démocratie ordinaire mais qui s’inspire et adopte tous les principes démocratiques. On en est loin. Certains pensent que nous ne sommes pas aptes à la démocratie, que nous ne la méritons pas, que ce n’est pas pour nous, que nous n’avons besoin que d’autoritarisme… D’un Ben Ali, comme le disent les nostalgiques qui martèlent le « c’était mieux avant ».

Mais est-ce que l’on se rend bien compte de l’acquis qu’est la démocratie ?

Avant la révolution, l’État écrasait la société sur les plans symbolique, politique, financier… Bref, il exerçait son absolue suprématie et la société souffrait des inégalités, craignait l’État et son appareil idéologique. S’il y avait loyauté vis-à-vis de l’État, c’était par peur, et non par conviction.

Après la révolution, le rapport de force s’est inversé : la société est devenue écrasante vis-à-vis d’un État affaibli. Il y a là comme une sorte de vengeance, au moins symbolique. Dans un pays démocratique, tout tient à l’équilibre entre un État qui se respecte et une société qui se respecte. La transition démocratique est la quête de cet équilibre et sa mise en place.

Les révolutionnaires tunisiens n’auraient-ils pas dû prendre du recul, plutôt que se lancer dans une construction démocratique sans se demander ce que les citoyens voulaient vraiment ?

Dans les révolutions classiques, cette étape est en général déjà amorcée bien avant l’insurrection. Les Lumières ont été les prémisses de la révolution française. En 2011, on s’est retrouvés libres et on a discuté tous ensemble, dans la rue, mais nous n’étions pas préparés à transformer cela en projet commun malgré tous les exemples de révolution dont nous pouvions nous inspirer.

Peut-on avoir une démocratie dans un pays arabe ?

Il faut se démarquer de ce paradigme selon lequel la démocratie est impérativement occidentale. Il faut de l’audace, de l’inspiration et de l’inventivité pour concevoir, créer le modèle qui nous convient le mieux. Il faut inventer notre propre démocratie et se démarquer de la démocratie en tant que production occidentale.

C’est à chaque peuple de choisir celle qui lui convient le mieux en fonction de ses aspirations issues d’échanges collectifs. Il faut marquer une rupture avec les modèles prêts à l’emploi estampillés par l’Occident. La démocratie n’est pas qu’occidentale.

Dans ce déplacement de curseur, l’élite intellectuelle et politique joue un rôle essentiel pour définir un nouveau modèle démocratique, mais elle a fait preuve de plus de paresse intellectuelle que d’inventivité. Elle a failli, faute de s’être émancipée des autres modèles et d’avoir apporté sa propre contribution à la démocratie et à l’humain.

C’est un travail de longue haleine où il faut se redéfinir. Faute d’avoir conscience de la priorité absolue de ce rendez-vous avec nous-mêmes, la démarche a butté sur notre incapacité à nous démarquer d’un modèle. C’est ce handicap qui a suscité cette impression de vide et d’insatisfaction.

Malgré la construction d’une transition qui est à peine amorcée, beaucoup sont maintenant nostalgiques de la période Ben Ali…

À vivre, à gérer et à penser, la démocratie est bien plus difficile que la dictature. Dans cette dernière, les rôles sont bien définis, il n’y a pas d’effort à fournir, on peut se laisser porter. Alors que la démocratie exige de revoir toutes les relations et tous les aspects de la vie pour établir, à partir de négociations, un vivre-ensemble.

On a le sentiment qu’après les différentes expériences politiques vécues depuis 2011 tout ce qui subsiste aujourd’hui de la politique est une espèce de populisme ?

Tout acteur politique est par essence populiste. Le meilleur et le plus brillant exemple est celui de Bourguiba, qui a excellé dans l’exercice. Il ne faut pas oublier qu’il y a différents populismes, dont celui qui veut construire un projet de société et qui, pour convaincre, use de pédagogie, comme on l’a fait à l’indépendance.

Actuellement, la configuration est autre, et on sait que le populisme prospère en temps de crise. Il permet de donner l’impression que l’on maîtrise l’incertitude que celle-ci génère et devient, indirectement, rassurant. D’ailleurs, la position des citoyens par rapport à un mouvement populiste est souvent liée à ce que leur inspire le leader de ce mouvement. Mais le plus souvent, trop de populisme tue le populisme.

Dans un contexte où l’individualisme prime, comment construire sans collectif ?

Il y a d’abord des erreurs d’interprétation ou d’appréciation. Avant, le chômage était perçu comme le fait de l’État, aujourd’hui il est le signe d’un échec individuel. Le salut est désormais personnel, surtout que tous les processus d’accompagnement sont en déliquescence.

À cette aune, on peut comprendre la migration ou d’autres phénomènes sociaux comme la marginalisation et les gestes désespérés. Les différences entre 2011 et 2023 illustrent cette évolution de manière criante. Le tout est exacerbé par une société de consommation, du paraître, du loisir sans que l’ensemble soit équitablement partagé.

C’est le fameux « narcissisme des petites différences » de Freud. Dans ce contexte de référence à soi comme mode d’action plutôt qu’à une idéologie ou à une classe sociale, la priorité est de réfléchir à ces problèmes par le biais du collectif dans un contexte de déclin des institutions.

Mais alors, comment réduire les clivages dans une société qui voulait faire sa révolution ?

D’abord et surtout, il faut diminuer la pression induite par la crise économique. Les Tunisiens sont choqués par les pénuries et se sentent lésés dans leur sécurité alimentaire, qu’ils considèrent comme vitale. On a besoin, pour désamorcer cette tension, d’un discours clair de l’État avec une formulation apaisante et porteuse d’une lueur d’espoir. Il faut aussi sortir du verrouillage : nous sommes dans un système trop verrouillé.

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