Russie – États-Unis : sur la Syrie, Moscou a ses raisons que Washington ne connaît point
Depuis des mois, la Maison Blanche ne cesse d’appeler au départ du président syrien Bachar al-Assad, mais le Kremlin paraît soutenir Damas contre vents et marées.
Colère froide à Los Cabos, Mexique. Le 18 juin, face à un peloton de caméras, les visages crispés du Russe Vladimir Poutine et de l’Américain Barack Obama trahissaient leurs dissensions sur la question syrienne, enjeu majeur de leur rencontre. Dans une déclaration commune, les deux hommes appelaient à l’arrêt de la violence et à la mise en oeuvre d’une solution politique : un consensus minimal pour des divergences fondamentales. Depuis des mois, la Maison Blanche ne cesse d’appeler au départ du président syrien Bachar al-Assad, mais le Kremlin rejette le regime change et paraît soutenir Damas contre vents et marées : par deux fois il a mis son veto à une résolution du Conseil de sécurité condamnant la répression.
Sur le terrain, le New York Times a révélé que des agents de la CIA gèrent la distribution d’armes aux rebelles, et, dans l’autre camp, les Russes continuent d’entretenir la machine de mort du régime. Devenue le champ de bataille d’un affrontement régional entre axe chiite et puissances sunnites, la Syrie serait-elle aussi le terrain de confrontation indirecte d’une nouvelle guerre froide ? La mésentente reste cordiale, mais les escarmouches verbales se multiplient. Quatre jours avant Los Cabos, le 14 juin, Victoria Nuland, porte-parole du département d’État américain, avait annoncé que Washington et Moscou discutaient de la stratégie de transition post-Assad. Mais le lendemain, le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, rectifiait : « De telles discussions n’ont pas eu lieu et ne peuvent avoir lieu. Cela est en totale contradiction avec notre position. »
La position russe ? Officiellement, Moscou souhaite la fin du conflit armé et reconnaît que des réformes profondes doivent répondre au combat politique acharné d’une grande partie du peuple syrien. Mais les Russes ont très vite mis sur le même plan les violences du régime et celles des « bandes armées », dénonçant les ingérences du club des Amis de la Syrie, États-Unis, Royaume-Uni, France, Turquie et États du Golfe en tête, qui, selon eux, entretiennent le carnage.
Pour le pouvoir russe, le devenir d’Assad revient aux seuls Syriens. « Nous n’avons jamais dit ou posé comme condition qu’Assad devait nécessairement rester au pouvoir à la fin du processus politique », déclarait ainsi le vice-ministre russe des Affaires étrangères, le 5 juin. Ce processus doit être lié à la mise en oeuvre du plan de sortie de crise porté à bout de bras par le représentant de l’ONU et de la Ligue arabe, Kofi Annan, rare compromis trouvé entre les Amis de la Syrie et les soutiens russe, chinois et iranien de Damas.
Accords commerciaux et stratégiques
Pour prouver sa bonne volonté, le Kremlin a reçu des délégations d’opposants syriens. Mais il rejette catégoriquement la perspective d’une intervention militaire régulièrement brandie par le camp anti-Assad. Il n’a pas accepté que la résolution 1973, votée avec son abstention, ait servi de prétexte à l’Otan et à ses alliés pour renverser le colonel Kadhafi. Un tel scénario ne pourra plus se reproduire, a-t-il averti.
Les premières raisons qui ont été mises en avant pour expliquer ce soutien à Bachar al-Assad sont commerciales et stratégiques. Les contrats d’armement en cours s’élèvent à 4 milliards de dollars (3,2 milliards d’euros), et de grands investissements ont été réalisés par les Russes en Syrie ces dernières années. Après la perte du marché libyen, celle du marché syrien pourrait coûter cher à leur économie. Stratégiquement, la marine russe dispose en Syrie du port de Tartous depuis 1971. Un changement de régime pourrait lui faire perdre la plus méridionale de ses bases navales. « Certes, les Russes vendent des armes, mais la Syrie tarde à les payer, et Tartous n’est qu’une petite base à l’importance plus symbolique que stratégique, souligne Isabelle Facon, spécialiste de la Russie à la Fondation pour la recherche stratégique. Ce ne sont pas les principaux facteurs qui expliquent la position russe. »
Outre leurs relations commerciales et militaires, les deux pays sont unis par des liens politiques solides depuis les années 1950, quand l’URSS, évincée de sa position de protecteur d’Israël par les États-Unis, a noué des alliances avec les nouveaux États arabes socialistes. Signé en 1980 par Brejnev et Hafez al-Assad, le pacte d’amitié et de coopération a scellé ce partenariat stratégique. L’Égypte venait alors de conclure un accord de paix avec Israël et de passer à l’Ouest, fragilisant la position de l’URSS en Méditerranée. Avec la chute du régime Kadhafi l’an dernier, la Syrie reste le dernier allié fidèle de la Russie dans la région.
Les programmes de coopération nés de ce rapprochement ont amené nombre de Russes à s’installer en Syrie, un facteur humain qu’il faut aussi prendre en compte. Selon l’opposant syrien Haytham Manna, 50 000 d’entre eux se sont mariés avec des Syriens ou des Syriennes, et 1 200 experts civils et militaires sont sur place. Des drapeaux russes sont régulièrement brûlés dans les manifestations : qu’adviendrait-il de ces ressortissants en cas de chute brutale du régime ? L’autre hantise de Moscou est qu’un tel renversement ne porte au pouvoir des islamistes, faisant de la Syrie un foyer de contagion djihadiste qui menacerait ses dépendances caucasiennes.
Menace occidentale et islamiste
Les seuls intérêts locaux et régionaux de la Russie pourraient justifier la prudence du Kremlin. Mais les spécialistes insistent sur le fait que le rang international de la Russie est en jeu. « Contre l’unilatéralisme américain, les autorités russes militent pour un monde multipolaire et comptent davantage sur le soutien de régimes autoritaires que sur celui des États d’Occident », explique Françoise Daucé, chercheuse au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (Cercec). Membre de la plateforme d’opposition du Conseil national syrien (CNS), Monzer Makhous voit aussi dans cette solidarité d’autocrates la crainte que le succès de la contestation syrienne n’encourage « la montée en flèche de l’opposition démocratique russe et l’éclosion d’un printemps de Moscou ».
Menacée par l’ingérence occidentale et l’encerclement islamiste, « la Russie a développé non sans raison une vision paranoïaque de l’Histoire. C’est aussi une question d’honneur », analyse Karim Bitar, spécialiste du Moyen-Orient à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). En effet, après l’effondrement de l’URSS et le chaos des années Eltsine, Vladimir Poutine n’a cessé de réaffirmer la grandeur de la nation russe. « Nous ne laisserons personne se mêler de nos affaires intérieures. Nous sommes une nation de vainqueurs, c’est dans nos gènes », clamait-il devant des milliers de partisans fin février 2012, à dix jours de son élection.
Un discours réaliste
Humilié par l’affaire libyenne, le défenseur de la fierté russe n’entend plus se laisser traiter en pantin. Pour Karim Bitar, « si, dans le cadre d’un grand marchandage cautionné par Washington, le Kremlin obtenait la garantie que ses intérêts en Syrie mais aussi dans les États périphériques seraient préservés, il pourrait être amené à lâcher Assad ».
De fait, face à l’impuissance occidentale et arabe, la Russie est devenue l’arbitre de la question syrienne. Exclue du club des Amis de la Syrie, elle est une pièce maîtresse du groupe de contact voulu par Kofi Annan. Du reste, l’opposition intérieure pacifiste compte davantage sur ses offices que sur ceux de Paris et de Washington. Et sa position pragmatique apparaît à ce jour plus réaliste que les discours belliqueux de l’Occident, qui n’a pas les moyens de mettre ses menaces à exécution. Comme le remarque Isabelle Facon, « pour les Occidentaux qui ne sont pas disposés à mener une intervention militaire, le veto russe est aussi un excellent cache-sexe ».
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