Génocide au Rwanda : mémoires vives dans les gacaca
Dix années d’audiences, des centaines de milliers de victimes, presque autant de condamnations pour génocide, assassinats ou pillages… Les gacaca ont officiellement fermé leurs portes le 18 juin. Mettant un terme à un difficile mais salutaire exercice de catharsis nationale.
« Mon père était tutsi et ma mère hutue. Dans ma famille, beaucoup de gens sont passés devant les gacaca. » Alphonse* est un rescapé. Aujourd’hui cadre financier dans une entreprise étrangère, il explique, avec un large sourire pour masquer sa gêne, qu’il a « témoigné pour en accuser certains et pour en innocenter d’autres », et qu’il ne connaît « pas un seul Rwandais qui n’y ait jamais participé ».
Dans les villes, dans les villages, entre voisins et même à l’intérieur des familles : les juridictions gacaca (prononcer « gatchatcha », du nom de l’herbe sur laquelle on s’assoit pour régler les contentieux), chargées de juger les responsables du génocide de 1994, ont remué la société rwandaise en profondeur. Pendant une décennie, des premiers essais en 2002 jusqu’au 18 juin dernier, des audiences ont eu lieu presque chaque semaine.
–> Lire aussi l’interview de Hélène Dumas "Les gacaca n’ont pas rendu une justice ethnique"
La participation était obligatoire. Et pour cause : ce système inspiré de la tradition rwandaise ne comportait ni procureur, ni témoin, ni avocat, mais un public qui devait jouer tour à tour chacun de ces rôles. Les inyangamugayo (« personnes intègres »), juges et arbitres des débats visant à faire émerger la vérité sur le rôle de chacun, étaient des citoyens ordinaires avant leur élection (les professionnels de la justice étant délibérément exclus). « Les Rwandais étaient tous convoqués, parce qu’ils ont tous été témoins du génocide, un crime commis en public, au vu de tous », a justifié Roelof Haveman, professeur de droit à l’Université de Rotterdam, lors de la cérémonie de clôture.
Un million de suspects
Il y avait aussi des raisons plus prosaïques au choix d’une justice populaire. Après sa prise du pouvoir, le Front patriotique rwandais (FPR) était aux prises avec un problème aussi inédit que le génocide fut singulier : les coupables furent presque aussi nombreux que les victimes. Au total, plus de 1 million de personnes ont été soupçonnées (et donc jugées) à des degrés divers (organisation, assassinats, pillages…), soit plus de la moitié des hommes adultes encore en vie en juillet 1994.
En 1999, plus de 120 000 détenus vêtus de rose (marque d’un jugement en attente) vivaient encore dans des prisons conçues pour en accueillir dix fois moins. Le système judiciaire conventionnel, rebâti sur les ruines de quatre années de guerre civile et la mort ou l’exil de nombreux magistrats, n’était pas à la hauteur de la tâche : entre 1996 et 2001, il n’avait réussi à rendre que 6 000 jugements. « À ce rythme-là, il aurait fallu plus d’un siècle pour juger les seuls détenus », selon le ministre rwandais de la Justice, Tharcisse Karugarama.
À moins de laisser la plupart des accusés mourir en prison sans jugement, « il fallait inventer quelque chose, a rappelé le président Paul Kagamé le 18 juin. Sinon, il n’y avait que la vengeance ou l’amnistie. Et les deux auraient conduit à de nouveaux drames ». « L’amnistie était inacceptable pour des raisons historiques et politiques, analyse Hélène Dumas, historienne spécialiste des gacaca (lire interview p. 36). Pour le gouvernement, l’impunité des crimes contre les Tutsis, qui était la règle sous les précédents régimes, était justement l’une des causes profondes du génocide. »
L’enjeu de la vérité
Pas d’amnistie, donc, mais des réductions et des aménagements de peine pour ceux qui passeraient aux aveux. Trop généreuse aux yeux de nombreux rescapés, qui ont souvent vu les assassins de leurs proches revenir au village, cette procédure était essentielle pour obtenir la vérité. L’enjeu : retrouver les corps, permettre le deuil, mais aussi briser les solidarités forgées dans le sang entre leurs tueurs. Car le génocide fut une affaire de groupes, les ibitero (nom donné aux tueurs qui agissaient en bande) rendant chacun de ses membres coresponsable.
Pour le gouvernement rwandais et son habituelle logique mathématique, le processus gacaca est aujourd’hui un motif de fierté nationale. Pour son coût plutôt modeste d’abord (42 millions d’euros), puisque faiblement institutionnalisé et non professionnel. Surtout lorsqu’on le compare, comme le fait Paul Kagamé, au bilan du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), basé à Arusha : 60 personnes jugées depuis 1994 avec un budget incomparablement supérieur. Les objectifs assignés aux gacaca (parmi lesquels renforcer l’unité et la réconciliation et prouver la capacité des Rwandais à résoudre leurs problèmes) sont atteints à « 87,84 % », assure le rapport final du Service national des juridictions gacaca (SNJG), sans préciser comment de telles notions peuvent être quantifiées avec autant de précision.
Un récit traumatisant
Le SNJG reconnaît certaines failles, comme la destitution de 46 000 inyangamugayo (près d’un tiers du total) parce qu’eux-mêmes étaient soupçonnés de génocide. « C’était une stratégie des anciens génocidaires, explique sa secrétaire générale, Domitilla Mukantaganzwa. Ils se faisaient élire par leurs complices pour mieux se défendre. » Difficile de savoir si, à l’inverse, certains rescapés n’ont pas accusé ceux qui leur paraissaient insuffisamment favorables : le nombre de juges destitués finalement condamnés n’est pas connu. Des cas de corruption, de tentatives de règlements de comptes personnels (avec des accusations infondées), de vol ou de destruction de dossiers, sont aussi avérés. Sans compter la crainte de se voir dénoncé ou accusé, qui devrait désormais décroître.
La violence de la vérité brute et le récit détaillé des agressions n’ont pas été sans conséquences. Plus qu’un dommage collatéral négligeable, il s’agit d’un problème de santé publique : 28,5 % des Rwandais de plus de 16 ans présentent des symptômes de traumatismes, se traduisant par une dépression dans la moitié des cas, selon une étude menée par le Dr Naasson Munyandamutsa, de l’Université nationale du Rwanda, en 2009. Mais qui est à blâmer ? La violence des crimes ou les gacaca, qui ont permis, dans une certaine mesure, de les mettre au jour ?
* Le nom a été changé.
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