Tunisie : tangage à bord de la troïka
Fallait-il extrader vers la Libye Baghdadi Mahmoudi, le dernier Premier ministre de Kadhafi ? Le président tunisien Moncef Marzouki y était opposé. Le gouvernement Jebali est passé outre, et sans l’en avertir. Retour sur les dessous d’une crise politique majeure.
« Le président est sous le choc. » Adnane Mansar, le porte-parole de Moncef Marzouki, a eu l’art de manier la litote pour décrire la fureur qui s’est emparée du chef de l’État tunisien lorsqu’il a appris, le 24 juin, que le gouvernement venait – contre son gré et à son insu ! – de livrer Baghdadi Mahmoudi aux autorités libyennes. L’extradition de cet homme de 67 ans qui fut le dernier Premier ministre de Mouammar Kadhafi a provoqué une crise au sommet de l’État tunisien, mettant à mal la troïka que forment, avec Marzouki, Hamadi Jebali, le chef du gouvernement, et Mustapha Ben Jaafar, le président de l’Assemblée nationale constituante.
Tout commence le 24 juin, à la prison centrale de Mornaguia, près de Tunis. Vêtu d’une djellaba jaune pâle et s’appuyant sur une canne, visiblement affaibli par sa grève de la faim du mois d’avril, Mahmoudi est conduit en ambulance à l’aéroport de Tunis. Il prend place aux côtés de responsables tunisiens dans un petit avion, qui décolle à 11 h 20. Destination : Sfax, à 230 km au sud de Tunis et à une demi-heure de vol.
De là, Mahmoudi est installé dans un avion médicalisé arborant les couleurs libyennes et le croissant rouge. Des représentants des ministères de la Justice et des officiers des gardes nationales tunisiens et libyens procèdent aux formalités de transfèrement. Ce n’est que vers 12 h 30, une fois que le ministre libyen de la Justice a informé son homologue tunisien que Mahmoudi était bien arrivé à Tripoli, que les services de la présidence de la République sont informés. Marzouki, lui, ne se doute de rien. Il est en tournée dans des villes du Sud tunisien depuis trois jours. Ce 24 juin, il est à Remada, un poste-frontière jouxtant la Libye et l’Algérie.
Son directeur de cabinet l’appelle sur son portable. En vain : il n’y a pas de réseau. Utilisant les moyens de communication de l’armée, la présidence finit par le joindre, vers 16 h 30, et lui transmet un message du chef du gouvernement. Marzouki entre dans une colère noire. Il parle de regagner sa résidence privée à Sousse. Puis se ravise, et fonce vers le palais présidentiel de Carthage. « Il a envisagé de démissionner », confie l’un des conseillers. Passé cette première réaction, Marzouki boude. Il s’isole et ne répond plus au téléphone.
Crise politique
Baghdadi Mahmoudi se retrouve – malgré lui – à l’origine de cette crise politique. Ce médecin, qui fut coordinateur des Comités révolutionnaires et Premier ministre de Kadhafi pendant dix ans, est resté fidèle au « Guide » jusqu’à la veille de la chute de Tripoli, le 20 août 2011. Il s’est alors enfui en Tunisie. Il y a été arrêté, non loin de la frontière avec l’Algérie, où il comptait se réfugier. Aussitôt, le Conseil national de transition (CNT) libyen a réclamé son extradition, lui reprochant d’avoir joué un rôle actif dans la répression de la révolution. Dans le dossier d’accusation transmis par la suite à la justice tunisienne figurent des enregistrements audio et vidéo de conversations compromettantes qu’il aurait eues avec plusieurs chefs militaires libyens. Les habitants de Zouara ont déposé plainte, l’accusant d’avoir incité ses troupes à violer et tuer les femmes de la ville. Au vu de ces éléments, les tribunaux tunisiens ont jugé qu’il fallait l’extrader. Les gouvernements de Béji Caïd Essebsi (2011) et de Jebali (2012) ont abondé en ce sens. Seul Marzouki s’y est opposé, au nom des droits de l’homme. Après l’intervention de plusieurs ministres, il a fini par s’incliner, tout en exigeant des garanties pour le procès.
Des députés de l’opposition quittent l’Assemblée nationale constituante, le 26 juin.
Copyright Paul Schemm/Sipa
Lors de sa visite à Tunis, en mai dernier, Abderrahim el-Keib, le Premier ministre libyen, est revenu à la charge, demandant l’extradition de Mahmoudi. Jebali a obtenu qu’une commission d’enquête soit envoyée à Tripoli. Composée avec l’accord de Marzouki, la délégation qui débarque les 30 et 31 mai dans la capitale libyenne compte six personnalités : Abderrazak Kilani, le ministre chargé des relations avec l’ANC et ancien bâtonnier ; le conseiller juridique de la présidence ; un conseiller du ministre de la Justice et un conseiller de celui des Droits de l’homme ; un représentant d’Amnesty-Tunis ; et un militant des droits de l’homme proposé par la présidence.
Selon le rapport de cette commission dont J.A. a obtenu copie, les six délégués ont reçu des assurances écrites du Premier ministre El-Keib, ainsi que des garanties des plus hauts magistrats libyens (Kamal Dahan, président de la Haute Cour et du Haut Conseil de la magistrature, et Abdelaziz Hassadi, le procureur général). « La justice libyenne, leur ont-ils promis, a la compétence et l’indépendance requises pour organiser un procès équitable, conforme aux lois internationales. » Les Tunisiens rencontrent également des représentants de la Ligue libyenne des droits de l’homme, d’une centaine d’associations de la société civile et du barreau, qui se disent eux aussi « persuadés » que ce procès sera « exemplaire ».
Menace sécuritaire
Les enquêteurs visitent ensuite une ancienne caserne de police non loin de Tripoli, censée être le futur lieu de détention de Mahmoudi. Ils s’y entretiennent avec d’anciens dignitaires du régime Kadhafi qui y sont incarcérés, dont Mohamed Zwai, ancien président du Congrès populaire, ex-Premier ministre et ambassadeur à l’ONU. Ce dernier dit être bien traité, recevoir des visites et partager sa cellule avec d’anciens responsables civils et militaires, parmi lesquels les ex-Premiers ministres Abdel Ati Labidi et Abouzid Dorda, qui fut aussi le dernier chef des services de renseignements de Kadhafi [son procès s’est ouvert le 26 juin]. « Mahmoudi est actuellement détenu dans cette caserne, confirme Kilani à J.A. Comme les autres, il aura la télévision dans sa cellule. La salle de tribunal est située dans l’enceinte de la prison. »
La griffe de Marzouki
En pleine affaire Mahmoudi, Moncef Marzouki a pris des décisions déroutantes. Il a d’abord décidé de mettre fin aux fonctions de Mustapha Kamel Nabli, gouverneur de la Banque centrale de Tunisie et ancien économiste en chef de la Banque mondiale, un homme aux compétences reconnues. Début juin, Marzouki, qui reprochait à Nabli de ne pas comprendre que « les politiques financières et économiques sont liées », disait que sa décision était prise depuis des mois. Ce limogeage devrait être soumis sous quinzaine à l’approbation de l’Assemblée nationale constituante (ANC). Quelques heures plus tard, le président a refusé de promulguer deux textes de loi adoptés par l’ANC sur proposition du gouvernement, relatifs à l’augmentation de la part de la Tunisie au Fonds monétaire international sous forme de droits de tirage spéciaux. L’ensemble de ces décisions impliquent de longs débats à l’Assemblée : autant de temps en moins pour les députés, qui doivent achever la rédaction de la première mouture du projet de Constitution pour le 15 juillet. À croire que Marzouki rend la monnaie de sa pièce au Premier ministre Jebali… AZ.B.
Reste à savoir pourquoi la procédure d’extradition a été accélérée, alors que le président Marzouki était si réticent. Plusieurs responsables tunisiens invoquent la menace sécuritaire, qui s’est accrue ces dernières semaines. Les infiltrations de groupes armés venant du Sahara ne peuvent en effet être déjouées, affirment-ils, sans une étroite coopération avec les forces libyennes. La dernière incursion d’un convoi d’hommes armés a été mise en échec par un raid aérien de l’armée tunisienne mené le 21 juin dans la région de Remada, ce qui a permis de saisir des armes, et notamment des missiles antiaériens. Livrer Mahmoudi n’était pourtant pas sans risque. Des membres de sa tribu – les Nwayel, installés autour de la frontière tuniso-libyenne – ont menacé la Tunisie de représailles. « Si nous n’avions pas mécontenté les amis de Mahmoudi, nous aurions mécontenté les ex-révolutionnaires », soupire un expert tunisien. « Mieux valait donc l’extrader et renforcer notre coopération avec les nouvelles autorités libyennes, pour le plus grand bien de notre économie », renchérit un de ses collègues.
Il n’empêche : en Tunisie, l’affaire Mahmoudi a viré à la crise politique. Depuis le début de l’année, les « trois présidents » dînaient ensemble chaque mardi, tantôt chez l’un tantôt chez l’autre, pour se concerter sur les dossiers du moment. Ils y ont renoncé le 26 juin, laissant les dirigeants des trois partis de leur coalition organiser en urgence une réunion de la Commission supérieure de coordination, qui, instaurée il y a plus de un mois sur proposition d’Ettakatol – le parti de Ben Jaafar – se réunit tous les vendredis.
Compte tenu de la gravité de la crise, ses membres ont organisé deux réunions, le 26 et le 27 juin. Elles ont duré respectivement sept et cinq heures. « Nous avons tout déballé, confie l’un des participants. Se fondant sur les décisions des tribunaux, les trois présidents sont tombés d’accord pour dire qu’il fallait extrader Mahmoudi. Leur désaccord ne porte que sur les modalités d’exécution et le moment choisi. L’heure est à la décrispation. »?Si la crise semble désamorcée, elle n’en a pas moins révélé aux Tunisiens l’existence de conflits de compétences récurrents et de plus en plus fréquents à la tête de l’État. À près de huit mois des élections générales, prévues en mars 2013, l’opposition n’en demandait pas tant…
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