Maroc : l’art et la manière forte
Alors que certains d’entre eux ont été emprisonnés pour outrage à la police, les artistes marocains doivent faire face à la pression des islamistes, qui promeuvent un art « halal ».
La jeune actrice Fatym Layachi au milieu de détritus. La photo frappe comme un coup de poing en pleine figure. Une réponse d’Othman Zine à l’« art propre » de Najib Boulif, l’un des dirigeants du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste). « J’ai eu l’idée de ce geste militant, même si je n’aime pas le terme, juste après ses déclarations », explique l’artiste à Jeune Afrique. En novembre 2011, après la victoire du PJD aux élections législatives, l’actuel ministre des Affaires économiques et générales lâchait ces deux mots malheureux : « art propre ».
Sans le définir, Boulif visait un art moralement acceptable. Halal, pour ainsi dire. Il s’en expliquait en précisant que « [s]on parti ne permettra pas la réédition de scènes de nus, comme l’a fait Latefa Ahrrare ». Fin 2010, la pièce de l’actrice Capharnaüm avait provoqué un tollé dans les médias conservateurs. La jeune femme y apparaissait en sous-vêtements le temps de troquer une tenue masculine pour une burqa. Attajdid, le journal officieux du PJD, avait alors dénoncé ce « strip-tease ». Réaction immédiate de l’intéressée lors du Festival international du film de Marrakech : défilant sur le tapis rouge, l’actrice avait remonté les pans de son caftan pour dévoiler ses jambes.
Barbus impétueux contre artistes facétieux, le décor est planté. Depuis des années, les attaques verbales de dirigeants islamistes contre une culture jugée immorale se multiplient. Avant d’être chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane avait dénoncé en 2010 la présence d’Elton John au Festival Mawazine, organisé par la fondation Maroc Cultures que dirige Mounir Majidi, le secrétaire particulier de Mohammed VI. Il s’était indigné de propos prêtés à la star pop britannique et jugés insultants… à l’égard de Jésus.
Péché
Auparavant, des cadres du PJD ont manifesté contre la venue d’artistes israéliens et de Laurent Gerra, suspecté de sionisme. Benkirane, encore lui, a descendu en flammes le long-métrage Casanegra de Nour-Eddine Lakhmari, accusé d’encourager « la débauche ». Une polémique récurrente qu’entretiennent les islamistes à chaque sortie de films marocains abordant les questions de société. En 2005, Marock, de Laïla Marrakchi, une fable racontant les amours contrariées d’une musulmane et d’un juif, est violemment pris pour cible par la mouvance islamiste. Mais pas seulement. Des médias indépendants et même un confrère réalisateur croient y déceler une machination sioniste. Péché suprême s’il en est. La rhétorique des conservateurs, toutes chapelles confondues, est bien rodée : « danger pour l’identité marocaine », « insulte aux valeurs de la religion », « menace sur la culture ».
En février dernier, le ministre des Relations avec le Parlement et la société civile, Habib Choubani, tire à boulets rouges sur le Festival Mawazine. « Le temps du parti de l’État est révolu. Il faut également en finir avec le festival de l’État ! » s’indigne-t-il. Le ministre dénonce avant tout le financement par des entreprises publiques et l’usage des médias étatiques. « Un festival financé par des deniers publics, alors que les diplômés ne trouvent pas de travail et que des régions entières manquent de tout, même de bois de chauffage, est-ce compatible avec la bonne gouvernance ? » interroge, faussement naïf, Habib Choubani.
"Art propre" : expression de Najib Boulif (PJD) désignant un art jugé "moralement acceptable"
Pour Abdellah Tourabi, chercheur en sciences politiques et spécialiste de l’islamisme, le raisonnement du PJD évolue. « Depuis leur entrée au gouvernement, les islamistes construisent leur discours autour de la bonne gouvernance », explique-t-il. Clé de voûte de cet édifice : la lutte contre la corruption, notion polysémique et commode puisqu’elle permet d’englober les délits financiers, les conflits d’intérêts mais aussi la corruption morale. « Les islamistes ne considèrent pas que l’art a une fonction esthétique, observe le politologue. Ils reprochent souvent aux films ou aux romans de ne pas représenter la réalité sociale. C’était aussi le discours des partis de gauche dans les années 1960 et 1970. » Initiatrice du « Manifeste pour la culture libre », Fatym Layachi s’insurge contre l’usage idéologique de la culture. « L’objectif de notre manifeste est de bousculer cette conception d’un art au service d’une morale », souligne l’actrice de Marock.
Vigilance
Pour l’instant, le PJD ne détient pas les leviers pour restreindre les libertés artistiques, si telle était vraiment son intention. Le ministre de l’Intérieur est Mohand Laenser, chef du Mouvement populaire, un parti réputé proche du Palais. Quant aux ministères de l’Éducation nationale et de la Culture, ils sont dirigés respectivement par Mohamed El Ouafa, du parti de l’Istiqlal (conservateur), et par Amine Sbihi, du Parti du progrès et du socialisme (PPS, gauche). « Dans l’immédiat, je ne me sens pas menacée, reconnaît Fatym Layachi, mais je suis vigilante. La mobilisation met les gens face à leurs choix. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. » Le 22 avril dernier, le collectif Culture libre organisait aux Abattoirs de Casablanca l’événement Manbita Al A7rare (« Terre des Libres »), du nom des premiers mots de l’hymne national marocain détourné à la manière dont Gainsbourg s’était emparé de La Marseillaise avec son fameux Aux armes, etc. Dans cette friche culturelle, des concerts, des débats ont permis de s’adresser à un public varié, « pour dire que nous sommes libres, que nous le chantons et le dansons », ajoute Fatym Layachi. Aujourd’hui, le collectif se constitue en association pour avoir une existence juridique et pérenniser son action.
Un festival peut en cacher un autre
Dans un texte cinglant (« La culture des bouffons ou l’événementiel en questions »), l’essayiste Mohammed Ennaji dénonçait des festivals « fruits d’une volonté autoritaire qui veut […] soigner son image de marque ». Une charge qui se vérifie chaque printemps, période des festivals au Maroc. Cette année, Mawazine a de nouveau fait le plein de stars et de paillettes. Un gigantisme qui agace de plus en plus. « Les agents surfacturent largement les prestations des artistes, mais Mawazine dit toujours oui », dénonce un professionnel. Pourtant, d’autres festivals se maintiennent, malgré un financement plus modeste. Le festival Gnaoua d’Essaouira a réduit la voilure depuis quelques années. Timitar à Agadir est toujours mené de main de maître par Brahim Mazned. En septembre, Casablanca retrouvera le plus indie des festivals : L’Boulevard. Y.A.A.
Arrestations
Pour Hicham Bahou, le cofondateur du festival L’Boulevard, qui offre depuis 1999 un « tremplin » aux jeunes musiciens, les déclarations des ministres PJD ont été des « coups ponctuels, mais qui ne sont pas restés sans réponse. Heureusement, les artistes eux-mêmes ont immédiatement réagi ». Sa véritable inquiétude concerne les arrestations de jeunes artistes. « Les cas de Lhaqed et de Younès Belkhdim nous rappellent de tristes précédents, les quatorze musiciens jugés pour satanisme en 2003. » Déjà détenu fin 2011 puis condamné en janvier à quatre mois de prison, la durée de sa détention préventive, Lhaqed (« l’enragé ») a écopé d’une peine de prison de un an ferme, le 11 mai dernier, pour atteinte à l’image de la police. Quelques jours plus tard, son compère Younès Belkhdim, surnommé « le poète du 20 Février », était condamné à deux ans de prison ferme pour outrage à la police lors d’un sit-in de soutien au rappeur. « Mouad et Younès n’ont rien à faire en prison, tonne Fatym Layachi. On a du mal à situer les lignes jaunes, c’est une épée de Damoclès qui pèse sur tous. Cet acharnement et ces mascarades de procès dépassent toute logique. » Entre le marteau des sécuritaires et l’enclume des islamistes, la liberté d’expression s’amenuise.
Dans une tribune parue dans le quotidien français Le Monde (12 mai 2012), l’écrivain Driss Ksikes relève cette double contrainte. « Le noeud du problème réside […] dans le caractère dogmatique de l’État, nonobstant le parti au pouvoir. Les ministres du PJD, habiles rhéteurs, parlent d’ailleurs au nom de "la norme constitutionnelle" et des "valeurs (sous-entendu religieuses) du peuple marocain", consacrées par cette même Constitution. Rusés, populistes ? Peut-être, mais légalistes aussi. » Et de poursuivre : « Or que retrouve-t-on en face ? Des partis dits libéraux enserrés dans un corset identitaire étroit. Ils sont certes sans étiquette religieuse affichée, mais il leur est déjà arrivé, à leur tour, de protester contre un art "malpropre", une école "résolument plurielle", une association "libertaire" ou des médias "non consensuels". » Ré-sis-tan-ce ! crient les artistes.
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Par Youssef Aït Akdim, envoyé spécial
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