Rwanda : une indépendance piégée
Faustin Kagamé est consultant en communication à la présidence de la République
Rwanda : l’âge de raison
Pour fêter l’indépendance retrouvée après un demi-siècle de domination belge, en ce 1er juillet 1962, j’étais allé planter notre nouveau drapeau sur le mont Huye avec les élèves de mon école. Du haut de ce sommet qui domine le sud du Rwanda, on survole du regard collines et vallons jusqu’à l’extrême nord du pays où, telle une sentinelle postée aux confins de l’Ouganda, le volcan Muhabura fait la garde depuis la nuit des temps. Coiffé de son petit nuage en guise d’auréole, son sommet se dresse comme le bout d’un sein pointé vers le ciel. Je suis né au pied du Muhabura. En dépit de mes trois ans d’éloignement forcé, je pouvais en voir le moindre détail en fermant les yeux.
Trois ans. Trois longues années durant lesquelles j’ai été « provisoirement » séparé de ma famille en attendant que les choses s’arrangent après les pogroms anti-Tutsis de 1959. Parents et fratrie avaient été jetés sur la route de l’exil vers l’Ouganda, aux premiers rangs du premier contingent de réfugiés du continent africain. C’est dire si, au sommet du mont Huye, en ce jour de fête, la joie de voir flotter notre drapeau au grand air se bousculait, dans ma tête, avec l’idée de ma famille perdue là où se ferme l’horizon, derrière ce Muhabura dont la sérénité silencieuse semblait tout approuver.
Je ne savais pas que les choses n’allaient s’arranger d’aucune manière et que la séparation d’avec les miens serait définitive. Ce n’est qu’avec le temps que j’allais comprendre la réalité derrière les mots dont tout le monde se gargarisait à l’époque : indépendance, démocratie et compagnie. Des mots fétiches dont nous allions user et abuser tout au long du chemin qui serait le nôtre, sans que la magie de leur martelage ne donne rien qui vaille.
À l’évidence, je m’en voudrais de regretter le statut formel hérité de ces années, avec cette indépendance qui nous remettait la tête à l’endroit au bout de soixante-treize ans passés dans la peau d’une possession d’abord allemande, avant d’être refilée à la Belgique en guise de réparation pour une guerre que nos premiers « possesseurs » avaient perdue. Être possession des autres ? Tout est dit. Et que ceux qui cherchent à nous prêcher les bienfaits légués à l’Afrique par le colonialisme veuillent bien songer à une vache qui serait redevable au fermier d’avoir inventé la machine pour la traire avec plus d’acharnement.
Période évocatrice de liberté, le temps de l’indépendance fut une étape dont le souvenir reste ambigu. Une anecdote donne la mesure de la désillusion qui a suivi. « Les Blancs sont venus et ils ont fini par retourner chez eux, aurait dit un vieil homme nostalgique de ses jeunes années. Mais l’indépendance, elle, quand est-ce qu’elle partira ? »… Ironie cruelle et autodérision, l’Histoire suggère que deux coups d’État et un génocide plus tard, en tout cas, le gâchis de notre émancipation ratée n’a pas échappé à la lucidité implacable de nos aînés. Encore plus que dans d’autres pays africains, me semble-t-il, les souffrances de notre fait ont pratiquement effacé le souvenir de l’ancienne occupation étrangère, en dépit de ce que nous savons sur le rôle de l’aliénation coloniale dans la macération du génocide.
Pourquoi célébrer les prémices d’un génocide annoncé dès les premiers massacres parrainés par l’autorité coloniale en partance ? « Révolution assistée », se vante ainsi le gouverneur belge de l’époque dans ses Mémoires, à propos des pogroms de 1959 stupidement assimilés à une révolution française opposant des « serfs hutus » à « des aristocrates tutsis » pour la cause. Des aristocrates dont les châteaux n’étaient que des huttes que l’on voyait brûler par centaines sur des collines surpeuplées. Possession des autres, les mots des autres.
Non. Dans le Rwanda d’aujourd’hui, l’indépendance est davantage perçue comme un état d’esprit à cultiver que comme une simple journée à célébrer.
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