Égypte : le coup d’État permanent

Pour de nombreux partisans de la révolution égyptienne, le vrai vainqueur de l’élection présidentielle ne s’est même pas porté candidat. Et n’est autre que le Conseil suprême des forces armées, qui n’en finit pas de s’arroger de nouvelles prérogatives.

Publié le 28 juin 2012 Lecture : 5 minutes.

« Je ne sais pas quoi dire, soupire Wafiq al-Ghitani, coordinateur général du parti historique Wafd. Nous allons nous retrouver avec un président sans prérogatives. Le Conseil suprême a arnaqué tout le monde. L’armée est convaincue que le pays doit rester sous tutelle militaire et se refuse à transférer le pouvoir aux civils. » Pourtant, ces derniers jours, le Conseil suprême des forces armées (CSFA) fait de son mieux pour convaincre les Égyptiens de sa bonne foi. Le 18 juin, l’agence de presse officielle Mena a rapporté les propos du général Mohamed al-Assar, un des membres du CSFA, qui réitérait l’engagement de son institution à ne pas conserver le pouvoir. « L’armée va transférer le pouvoir au président élu, lors d’une grande cérémonie organisée à la fin du mois et dont sera témoin le monde entier. L’Égypte est un pays moderne et démocratique qui respecte tous les principes de la démocratie », pouvait-on lire. Dans une conférence de presse organisée le même jour, Assar avait assuré que « le nouveau chef de l’État aura[it] toutes les prérogatives présidentielles », expliquant que les forces armées allaient simplement conserver une partie du pouvoir législatif « jusqu’à l’élection d’un nouveau Parlement ».

Droit de veto

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Mais en Égypte comme ailleurs, les actes valent plus que les paroles. Les citoyens ont désormais du mal à croire aux promesses des militaires alors que la seule institution démocratiquement élue du pays, l’Assemblée nationale, a été dissoute le 14 juin sur décision de la Haute Cour constitutionnelle. La veille avait été rendu public un décret du ministère de la Justice promulgué le 4 juin qui autorise la police militaire et les services de renseignements à arrêter des civils. Des décisions perçues par de nombreux révolutionnaires comme « un coup d’État judiciaire » orchestré par les généraux. Un sentiment conforté par l’adoption, le 17 juin, d’une « déclaration constitutionnelle complémentaire ». Aux termes de son article 53, « les membres du Conseil suprême sont les seuls habilités à prendre des décisions concernant les affaires de l’armée ». Ledit article précise également que le président ne peut entraîner l’Égypte dans une guerre sans l’accord du Conseil militaire. L’article 60 quant à lui octroie aux généraux le droit de dissoudre la Constituante élue par le Parlement le 12 juin et accorde à l’institution militaire un droit de veto sur le travail de la Constituante au cas où une décision serait en contradiction avec « les objectifs de la révolution » ou avec « les principes entérinés par les précédentes Constitutions » du pays. Des dispositions qui rappellent la norme supraconstitutionnelle déjà proposée en novembre 2011 par l’ancien vice-Premier ministre Ali al-Selmi. Et qui avaient été à l’origine des violents affrontements entre manifestants et forces de l’ordre.

Dissolution de l’Assemblée démocratiquement élue et adoption d’une mini-Constitution.

Au Caire, tout le monde s’attend donc à la dissolution de la Constituante. Sa composition actuelle est en effet loin de faire consensus, les libéraux accusant les islamistes de vouloir imposer leur idéologie. Pour Nathan J. Brown, spécialiste de l’Égypte et professeur de sciences politiques à l’université George Washington, « les militaires se voient comme les ultimes protecteurs de la nation. Avec ces nouveaux amendements, l’armée se pose en arbitre de la vie politique durant la période de transition ». Un rôle que les généraux pourraient conserver pendant au moins dix ans. « Certains souhaitent que l’Égypte suive l’exemple de la Turquie, où l’AKP a réussi à délivrer la vie politique de l’emprise des militaires, estime Alaa al-Din Arafat, directeur de recherche au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cedej) du Caire. Les partis politiques veulent arriver à ce stade sans passer par toutes les étapes qui l’ont précédé. Dans un pays qui sort de soixante ans de dictature militaire, c’est impossible. » « Le président va avoir un rôle important en matière de politique intérieure, analyse Nathan J. Brown. Il représentera en outre le pays sur la scène internationale. Mais chacune de ses décisions devra être validée par les militaires, et il devra donc négocier avec eux. »

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Colère des révolutionnaires

Chez les jeunes révolutionnaires, la colère gronde. Le 19 juin, des dizaines de milliers de manifestants se sont réunis dans le centre-ville du Caire pour protester contre les nouvelles prérogatives que s’est arrogées le CSFA. « Les militaires ne respectent pas le droit. Ils manipulent les lois et en créent de nouvelles en fonction de leurs envies, s’indigne Bassem Fathi, chef de projet au sein de l’ONG Freedom House. Le Conseil suprême joue un jeu très intelligent. Lorsque les Frères musulmans détenaient le pouvoir législatif, il monopolisait le pouvoir exécutif. Maintenant que la confrérie va accéder à la présidence, il a dissous l’Assemblée et s’est arrogé le pouvoir législatif. »

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Les militaires se voient comme les ultimes protecteurs de la nation.

Nathan J. Brown, professeur à l’université George Washington

Même les Frères musulmans ont vu rouge. Plutôt encline traditionnellement à fermer les yeux sur les agissements des militaires, la première force politique du pays s’oppose fermement aux amendements constitutionnels adoptés par le Conseil suprême. « Nous participons aux manifestations de protestation contre ces amendements, a déclaré Alaa Awad, l’un des organisateurs de la campagne du candidat des Frères, Mohamed Morsi. Le peuple égyptien a fait chuter un président. Il est au-dessus des lois, et si une loi ne lui plaît pas, il a le droit de la faire annuler. » Selon Awad, le Conseil suprême n’est pas disposé à quitter le pouvoir le 30 juin, contrairement à ce qu’il a promis.

De nombreux observateurs sont tentés de faire le rapprochement entre la situation politique actuelle de l’Égypte et celle de l’Algérie au début des années 1990. Une comparaison qui n’a pas lieu d’être malgré les similitudes, nuance Omar Ashour, professeur de sciences politiques spécialisé dans le monde arabe à l’université d’Exeter, au Royaume-Uni. « En Algérie, il y a eu une guerre civile et des affrontements sanglants. En Égypte, il y aura beaucoup d’incertitudes et de tensions, mais l’heure est à la négociation, tempère le professeur, invité au centre Brookings de Doha. Les Frères musulmans ont le choix entre faire pression sur le Conseil suprême ou alors accepter les règles du jeu imposées par les militaires. Au vu de leur histoire, il est très probable qu’ils optent pour la seconde solution. »

Troisième voie

Alors que l’ancien régime et les Frères musulmans se disputent une présidence vidée de sa substance, la troisième voie, celle de la révolution, attend patiemment son tour et prépare le terrain. En avril, Mohamed el-Baradei, ancien directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), lançait le Parti de la Constitution, auquel se sont ralliées de nombreuses personnalités de la société civile. Le 31 mai, l’équipe de campagne du nassérien Hamdine Sabahi, troisième homme du premier tour de la présidentielle, annonçait la création du Courant du rêve égyptien. L’islamiste modéré Abdel Moneim Aboul Foutouh serait lui aussi en train de réfléchir à la création d’un parti. « La révolution ne va pas réussir du jour au lendemain. Nous allons devoir attendre plusieurs générations avant de pouvoir débarrasser l’État de son héritage autoritaire, concède, un brin amère, Boutheina Kamel, ex-candidate à la présidentielle. Mais notre rêve n’a pas pris fin. Il est simplement retardé. »

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