Le révolutionnaire zambien qui visait la Lune

Dans son monumental roman, « Mustiks », Namwali Serpell revient sur un sujet qui la passionne : l’aventure spatiale zambienne et son illustre promoteur, Edward Mukuka Nkoloso.

Un des « Afronautes » de la photographe Cristina de Middel. © Cristina de Middel/Magnum Photos

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Publié le 3 mars 2023 Lecture : 10 minutes.

« Le ministre de la Recherche spatiale, Edward Mukuka Nkoloso, passait ses cadets en revue, leur tapotant l’épaule, ajustant les capes, déclenchant des ovations. Comme d’habitude, il était en vareuse militaire et avait recouvert ses dreadlocks de son casque de combat, datant l’un et l’autre de l’époque où il avait servi dans le régiment de Rhodésie du Nord. Mais ce jour-là, il avait rehaussé cette tenue beigeasse de touches de couleur : un pantalon en soie verte et une cape héliotrope. Les cameras filmeraient en noir et blanc, mais il était important de se montrer à la hauteur des circonstances. Le programme spatial zambien allait faire ses débuts à la télévision. C’était en septembre 1964, en pleine guerre froide. »

Ce court texte est tiré du monumental roman de la Zambienne Namwali Serpell, The Old Drift, traduit en français par Sabine Porte sous le titre Mustiks – Une odyssée en Zambie (Seuil). Vaste fresque narrant les vies de trois générations de femmes, ce texte ambitieux mélange allègrement l’histoire et la fiction, emportant le lecteur dans un tourbillon d’anecdotes plus ou moins tragiques, des débuts de la colonisation jusqu’au milieu des années 2020… Mais si la fin du roman relève de la pure science-fiction, l’aventure spatiale zambienne à laquelle Namwali Serpell consacre de longues pages appartient bel et bien, elle, à la réalité.

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Homme fantasque

L’histoire est connue des amateurs d’art contemporain grâce au travail de la photographe belgo-espagnole Cristina de Middel, qui publia en 2012, à compte d’auteur, un ouvrage promis à un large succès : The Afronauts. En 2013, lors de son exposition aux Rencontres d’Arles, en France, l’artiste écrit : « Je pars d’un fait réel qui s’est passé il y a cinquante ans et je réélabore les documents en les adaptant à mon imagerie personnelle. » L’année suivante, en 2014, la Ghanéenne Nuotama Frances Bodomo réalise un court métrage sur le même sujet, intitulé lui aussi Afronauts. Ce sont ces travaux qui ont frappé l’imagination de Namwali Serpell, l’ont poussée à approfondir ses recherches et, finalement, à intégrer trois acteurs réels de l’aventure spatiale zambienne dans son roman.

Le plus important personnage de cette histoire extraordinaire s’appelle Edward Mukuka Nkoloso. « Il est plus connu en Zambie comme combattant de la liberté, mais les choses changent », explique l’auteure. À y regarder de près, la vie tout entière de cet homme fantasque mériterait à elle seule un roman. Dans son essai pour le New Yorker intitulé The Zambian « Afronaut » who wanted to join the space race, Serpell revient largement sur les recherches qu’elle a effectuées dans les archives de son pays pour reconstituer la trajectoire de celui qui entendait envoyer des Zambiens sur la Lune et sur Mars.

« Il est né en 1919, dans le nord de la Rhodésie du Nord, prince de la tribu guerrière des Bemba ; enfant, il reçut les scarifications distinctives sur les tempes, raconte-t-elle. Jeune homme, il rencontra [Kenneth] Kaunda ; comme le futur président, il reçut une éducation prodiguée par des missionnaires, apprenant la théologie, le latin et le français. Nkoloso entendait devenir prêtre, mais il fut incorporé dans le Northern Rhodesian Regiment pour combattre avec les Britanniques lors de la seconde guerre mondiale. Lors de missions en Abyssinie et en Birmanie, il fut promu au sein des Signal Corps, la branche communications de l’armée. »

Au retour de la guerre, comme tant d’autres, Nkoloso comprend que son engagement pour la Couronne ne lui garantit en rien une meilleure reconnaissance. Pendant un temps, il enseigne le latin et les sciences, jusqu’à ce qu’un jour, un officiel britannique remette en question le droit, pour les Africains, de prendre une pause déjeuner. Nkoloso sort de ses gonds et organise une manifestation contre le bureau de l’Éducation. Il est aussitôt renvoyé. Quand il retrouve un emploi, c’est comme vendeur pour l’entreprise pharmaceutique Lever Brothers, à Ndola, dans la Copperbelt, riche région minière de Zambie fermement tenue par les Britanniques.

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Membre d’un club de vétérans, Nkoloso rejoint le Ndola Urban Advisory Council, où il peut faire entendre – à défaut d’être écouté – ses idées progressistes. « Il demande une maternité, un centre de protection sociale, ainsi qu’une université technique et industrielle qui permettrait ‘une paye égale pour un travail égal’ », écrit Serpell. Mieux, en 1955, il se fait l’avocat d’un enseignement multiracial ! Agitateur notoire, qui n’hésite pas à protester contre le déplacement de sépultures africaines ou à manifester avec les syndicats, il finit par être arrêté et renvoyé dans son district d’origine, à Luwingu.

Désobéissance civile

Là, portant un toge rouge sang et des dreadlocks en signe de deuil pour tous les oppressés, il adhère à l’African National Congress, baptise ses fidèles, les invite à s’engager… et se déguise en femme quand il lui faut échapper aux autorités. Mais, en 1957, l’insoumis organise une large campagne de désobéissance civile, poussant ses compatriotes à refuser le joug colonial comme les compromissions des chefs traditionnels. Pourchassé, Nkoloso parvient à échapper pendant six jours à la traque, mais il est finalement capturé dans les marais où il avait trouvé refuge. Il racontera avoir été torturé et jeté à l’eau. Des affirmations contestées  par les autorités coloniales qui le qualifient de « dictateur en herbe », « bien éduqué mais déséquilibré ».

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Une fois en prison, Nkoloso écrit sa révolte et fait parvenir ses rapports à Kenneth Kaunda. Peut-être exagère-t-il les maltraitances dont il fait l’objet, mais une chose est sûre : arrêtée en même temps que lui, sa tante meurt en prison deux semaines après son arrestation…  Kenneth Kaunda, alors invité à Londres par le Labour Party, reprend l’histoire de Nkoloso dans son pamphlet Dominion Status for Central Africa, publié en 1958. « Peu après, écrit Serpell, Kaunda crée l’United National Independence Party (UNIP), à l’origine de la campagne de désobéissance civile dite Cha-Cha-Cha (‘Nous ferons danser les impérialistes à notre rythme’). » Membre de l’UNIP, Nkoloso devient même « chauffeur de salle » lors des campagnes de Kaunda dans le bush. Juste avant l’indépendance, il s’illustre lors d’une action grand-guignolesque que Namwali Serpell prend plaisir à détailler dans Mustiks.

Cadavre de vieille et sang de chèvre

En 1964, peu avant l’indépendance, Nkoloso et ses amis de l’UNIP s’introduisent dans la morgue de Lusaka et, moyennant quelques billets, s’emparent du corps d’une vieille femme blanche. Qu’ils barbouillent de sang de chèvre avant de se rendre au Ridgeway Hotel de Lusaka. Une fois sur place, ils entrent dans le bar réservé aux Blancs et jettent le cadavre au sol en hurlant que c’est celui de la femme du Premier ministre Welensky et que le temps des Blancs est terminé ! Les colons s’enfuient, paniqués, tandis que les militants de l’UNIP se servent en bière et entonnent des chants révolutionnaires…

"Nous allons sur Mars" : la tribune publiée en 1964 dans la presse zambienne par Edward Makuka Nkoloso. © Cristina de Middel/Magnum Photos

"Nous allons sur Mars" : la tribune publiée en 1964 dans la presse zambienne par Edward Makuka Nkoloso. © Cristina de Middel/Magnum Photos

Mukuka Nkoloso est bientôt nommé « représentant spécial » du président Kenneth Kaunda au sein de l’African Liberation Center, censé soutenir les combattants des nations du continent encore colonisées tels l’Angola, le Mozambique, la Rhodésie du Sud… Ce serait à partir de cette période qu’il aurait commencé à recruter des jeunes pour participer à son aventure spatiale, sous le haut patronage de la Zambian Academy of Science, Space Research and Philosophy, installée dans la Chunga Valley. Son nom apparaît dans un article du Time, publié une semaine après l’indépendance, le 24 octobre 1964.

Notre vaisseau s’élèvera dans le profond espace infini au-delà des épicycles des sept cieux

« Un Zambien en particulier ne semble pas communier avec la foule. C’est Edward Mukuka Nkoloso, enseignant en sciences d’école primaire et directeur de la Zambian Academy of Science, Space Research and Philosophy, qui soutient que les événements interfèrent avec son programme spatial visant à battre les Américains et l’Union soviétique dans leur course pour la Lune. Déjà, Nkoloso entraîne 12 astronautes zambiens, dont une jeune femme de 16 ans tout en courbes, en les faisant tourner autour d’un arbre dans un bidon de pétrole et en leur apprenant à marcher sur les mains, ‘la seule manière pour les humains de marcher sur la Lune’. »

Fusée Cyclops 1 et « propulsion turbulente »

Ces quelques phrases vont susciter l’intérêt amusé de bien des reporters – et des réponses surréalistes de l’intéressé. « Certains pensent que je suis fou, déclare-t-il à l’Associated Press. Mais je rirai bien le jour où je planterai le drapeau zambien sur la Lune. » S’agit-il pour la presse occidentale de tourner en dérision un homme qui n’a plus toute sa tête ou pour Nkoloso de se moquer d’une course à l’espace aussi dispendieuse qu’inutile ? Difficile de trancher. Toujours est-il que l’homme sait s’y prendre pour attirer la lumière.

Aux uns, il raconte qu’il a eu l’idée de cette conquête spatiale le jour de son premier vol en avion : le pilote avait refusé de s’arrêter en plein ciel pour le laisser marcher sur les nuages ! Aux autres il explique avoir demandé entre 20 millions et 2 milliards de dollars d’aide à Israël, à l’URSS, aux États-Unis… « Notre vaisseau, Cyclops 1, s’élèvera dans le profond espace infini au-delà des épicycles des sept cieux, soutient-il. Notre postérité, les scientifiques noirs, poursuivront l’exploration de l’infini céleste jusqu’à ce que nous contrôlions l’ensemble du cosmos. »

Pour la plupart des Zambiens, ces gens sont juste une bande de cinglés, et au regard de ce que j’ai observé aujourd’hui, j’ai tendance à partager leur point de vue

S’il a renoncé à l’idée d’utiliser une catapulte pour envoyer ses « cadets » dans l’espace, il compte utiliser « la propulsion turbulente » pour parvenir à ses fins, mais il n’en dira pas plus, ses idées sont tellement en avance sur celles des Américains et des Russes qu’il craint de se les faire voler. En revanche, il ne rechigne pas à inviter les journalistes aux entraînements de ses afronautes, qu’il les fasse rouler dans un tonneau jusqu’au bas d’une colline ou les balance au bout d’une corde pour simuler les effets de l’apesanteur.

Dans un film toujours disponible sur Youtube, on peut assister à l’un des entraînements et voir ce qu’il nomme sa « fusée » – un vague cylindre métallique. Le reporter blanc n’y va pas par quatre chemins : « Pour la plupart des Zambiens, ces gens sont juste une bande de cinglés, et au regard de ce que j’ai observé aujourd’hui, j’ai tendance à partager leur point de vue. » Nkoloso, pour sa part, ne se démonte pas. Quand on lui demande pourquoi il veut envoyer 12 chats avec la belle afronaute Matha Mwamba, sa réponse est limpide : « Quand elle arrivera sur Mars, elle ouvrira la porte de la fusée et lâchera les chats au sol. S’ils survivent, elle saura que Mars peut être habitée par les humains. »

Martiens, Martiennes, vous ne serez pas colonisés !

Dans Mustiks, Namwali Serpell réinvente la vie de Matha Mwamba, amoureuse d’un autre afronaute qui a lui aussi réellement vécu, Godfrey Mwango. Ce jeune homme, interrogé par les journalistes sur sa veste de satin verte et son pantalon jaune avait dû les détromper : non, il ne s’agissait pas d’une tenue d’astronaute. « Nous sommes le groupe de musique Dynamite Rock, quand nous ne sommes pas les cadets de l’espace. »

Comme dans le roman de Serpell, les jeunes entraînés par Nkoloso furent détournés de leur mission par leur jeunesse. « Deux de mes meilleurs hommes sont partis pour une beuverie il y a un mois et je ne les ai pas revus depuis…. Un autre de mes astronautes a rejoint un groupe de chant et de danse traditionnel », disait-il. Il aurait aussi prononcé cette phrase, historique : « Ils ne se concentrent pas assez sur le vol spatial. Ils font trop l’amour alors qu’ils devraient étudier la Lune. »

D’autres fois, il se montrait plus politique, rejetant la faute sur les impérialistes et les néocolonialistes, « effrayés par le savoir spatial de la Zambie ». Lui-même n’avait aucune ambition coloniale vis-à-vis des populations martiennes. « Nous avons étudiés la planète au télescope depuis notre quartier général et nous sommes désormais certains qu’elle est habitée par des indigènes primitifs, écrivait-il en 1964. […] Mais j’ai prévenu les missionnaires de ne pas leur imposer le christianisme s’ils ne le veulent pas. »

Pour le fun !

Jusqu’à ce jour, aucun Zambien n’a mis le pied sur la Lune ou sur Mars. Et Mukuka Nkoloso est mort en 1989, après avoir progressivement été éloigné du gouvernement et avoir fini ses jours en travaillant notamment pour la sécurité d’une usine. Passionnée par le sujet, Namwali Serpell a eu l’occasion de rencontrer Kenneth Kaunda un peu avant sa mort et de l’interroger. Reconnaissant son rôle actif dans la lutte contre l’occupant, l’ancien président zambien lui a déclaré : « Ce n’était pas vraiment réel. Il n’était pas vraiment un scientifique en tant que tel. Mais il faisait des choses, je n’ose pas dire marrantes, mais certains prenaient plaisir à l’écouter parler… C’est plus pour le fun que pour autre chose. »

Peut-être Nkoloso avait-il en tête cette phrase de Martin Luther King que cite Serpell : « Si nous pouvons dépenser 35 milliards de dollars pour une guerre inconsidérée au Vietnam et 20 milliards de dollars pour envoyer un homme sur la Lune, notre nation pourrait bien dépenser des milliards pour permettre aux enfants de Dieu de marcher sur leurs deux jambes, ici sur Terre. »

 © Editions du Seuil

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Mustiks – Une odyssée en Zambie, de Namwali Serpell, traduit par Sabine Porte, Seuil, 706 pages, 25 euros

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