Maroc : Driss El Yazami, de Mao à M6
Ancien gauchiste, le président du Conseil national des droits de l’homme s’est converti au réformisme au début des années 2000. Et multiplie depuis les missions réussies.
À la fin de mai, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) s’est trouvé embarqué dans une polémique classique sur l’immunité accordée aux militaires. En débat devant la Chambre des représentants, le projet de loi 01.12 sur les garanties accordées aux militaires marocains commençait à chauffer les oreilles du ministre délégué à l’Administration de la Défense nationale, notamment à cause de l’article 7, qui prévoit une immunité absolue aux soldats exécutant les ordres de leurs supérieurs hiérarchiques. Saisi par l’opposition socialiste pour avis, ce que le ministre avait refusé de faire, le CNDH a préparé sa réponse en organisant un atelier d’experts marocains et internationaux, puis une journée d’études ouverte aux politiques, le 31 mai. Ce jour-là, tous les chefs de groupe parlementaire étaient présents, sauf ceux du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste) et de l’Istiqlal, les deux principales formations de la majorité. Non pas qu’ils défendent l’impunité des militaires, mais parce que, disent certains de leurs dirigeants à mots couverts, ils n’ont pas été traités équitablement lors de la nomination des membres du CNDH, en septembre dernier.
Ce genre de considération a le don de faire sortir de ses gonds le président du Conseil, Driss El Yazami. L’histoire se répète. « Depuis la création, à la fin de 2007, du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger [CCME, également présidé par El Yazami, NDLR], les critiques les plus acerbes de cette institution consultative émanent de personnes déçues de ne pas y siéger », confie un collaborateur d’El Yazami. En tout cas, ces critiques n’ont pas entamé la boulimie de missions que le « Monsieur Droits de l’homme » du royaume mène en parallèle : président du CCME depuis 2007 et du CNDH, également membre – de droit – du Conseil économique et social (CES) depuis 2011 et de la toute nouvelle Haute Instance du dialogue national sur la réforme de la justice, après avoir été membre de la Commission consultative de révision de la Constitution (CCRC). Bref, El Yazami est partout. Ce qui n’a pas l’heur de plaire à tous.
Pragmatique
Rien ne prédestinait ce fils de bonne famille fassie à cumuler autant de responsabilités. Né en 1952 dans la « capitale spirituelle » du Maroc, terre d’oulémas, de riches commerçants et de hauts fonctionnaires, Driss El Yazami tombe très jeune dans le chaudron du gauchisme. Quand il quitte, en 1970, son pays pour poursuivre des études en France, le mouvement marxiste-léniniste marocain est en pleine éclosion. Un autre fils de Fès brille alors sur la scène politique et culturelle : Abdellatif Laabi, cofondateur de la revue Souffles et, plus tard, dirigeant, aux côtés d’Abraham Serfaty, d’Ilal Amam (« En avant ! »), l’organisation emblématique du gauchisme marocain. Après le lycée Moulay Driss, il rejoint Sup de Co Marseille tout en s’intéressant à la pensée du grand timonier. Premier paradoxe.
Maoïste, comme l’était une bonne partie de l’intelligentsia post-68 et antistalinienne, il est déjà pragmatique. « J’étais inscrit à l’Idhec [Institut des hautes études cinématographiques, à Paris], j’avais une bourse, raconte-t-il à l’hebdomadaire marocain Actuel. Mais le conseiller culturel de l’ambassade de France, Robert Charasse, qui m’avait octroyé la bourse, m’a appelé après le bac pour me dire : "Avec le cinéma, vous ne pourrez pas faire vivre votre famille." Or j’étais l’aîné. Il était assez fin pour savoir que l’aîné, c’était la retraite des parents. Il m’a conseillé de faire l’école supérieure de commerce. »
Dans l’Hexagone, le jeune Driss cultive sa curiosité, organise des actions pour la Palestine et s’intéresse à la condition des immigrés. Il rejoint le Mouvement des travailleurs arabes, syndicat mêlant étudiants et ouvriers du Maghreb et du Machrek, à l’initiative des premières grèves générales de 1973. Ses engagements lui valent de premiers ennuis avec la police, puis l’expulsion, en janvier 1975, vers le Maroc après une grève de la faim des sans-papiers.
À Rabat, il est placé en détention trois mois, mais reprend son activisme à gauche à sa sortie. Harcelé par la Direction de la surveillance du territoire (DST), enlevé, libéré, recherché, il bascule dans la clandestinité et écope d’une peine de prison à perpétuité par contumace. À la fin de 1977, il prend la décision de s’exiler. Il s’enfuit à bord d’un voilier (« Un des plus beaux souvenirs de ma vie »). À Paris, où il s’installe, il se lance dans le journalisme avec Sans frontière, puis Baraka. El Yazami développe aussi un vaste réseau d’amitiés militantes et intellectuelles, avant de fonder l’association Génériques, consacrée à l’histoire de l’immigration. Cet investissement dans sa nouvelle vie française va de pair avec son engagement pour la liberté au Maroc. Surtout après que son frère, condamné à vingt-deux ans de prison, est arrêté et détenu à la centrale de Kenitra.
Entriste
El Yazami relaie, à partir de 1979, les nouvelles de cette prison emblématique des années de plomb auprès de la Ligue française des droits de l’homme et d’Amnesty International. Il continue, après son retour d’exil en 1995, à militer, notamment à la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), dont il fut le secrétaire général. En 2004, il est membre de l’Instance Équité et Réconciliation (IER), chargée de faire la lumière sur les exactions du règne de Hassan II et de fixer des réparations pour les victimes. Une période de grandes divisions au sein du mouvement droit-de-l’hommiste au Maroc. Driss El Yazami pense qu’il faut faire bouger les choses de l’intérieur, convaincu que l’idéologie des droits humains n’est pas seulement un combat d’opposants. Des auditions de victimes sont retransmises à la télévision publique, des centaines d’entre elles seront indemnisées par l’État, et l’IER présente un rapport avec une série de recommandations à Mohammed VI.
"Il est convaincu que la garantie d’indépendance doit être éprouvée", explique l’un de ses amis.
Ces recommandations, endossées par les militants, sont reprises en partie dans la nouvelle Constitution de 2011. Membre de la commission de dix-neuf experts chargée de la rédiger, El Yazami y veille personnellement. Au final, une bonne vingtaine d’articles renvoient directement au corpus des droits humains, universellement reconnus. Aujourd’hui, l’enjeu est d’inscrire ce référentiel dans toute la législation, notamment dans la batterie de lois organiques prévues par le texte suprême. « Si Driss El Yazami accepte toutes les missions qui lui sont confiées par le roi, que ce soit au CCME, au CNDH ou ailleurs, c’est qu’il est convaincu que la garantie d’indépendance doit être éprouvée. Son atout, c’est qu’il prend les promesses qu’on lui fait pour argent comptant, explique l’un de ses amis. Peu lui importe les persifleurs, les jaloux, les empêcheurs de tourner en rond, Driss travaille. » Depuis le déclenchement du Printemps arabe, il peut se targuer de quelques réalisations : un conseil des droits de l’homme aux prérogatives élargies, la libération des détenus politiques et des cheikhs salafistes, l’apaisement des conflits sociaux à Khouribga, une nouvelle Constitution. Pas mal pour un ancien maoïste !
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