Tunisie : le temps des autodafés
La montée du salafisme et l’attentisme du pouvoir face aux agressions répétées contre les artistes menacent la liberté de création.
Où va la Tunisie ?
La culture serait-elle la grande martyre de la révolution tunisienne ? C’est ce que pense un jeune poète, Adel Maïzi, invité sur un plateau de télévision, avant de nuancer son propos : « Mais je me réjouis d’être là. Sous l’ancien régime, nous avions rarement l’occasion de passer à la télé et de parler de nos problèmes. »
« Aujourd’hui, explique le cinéaste Moncef Dhouib, il y a une cacophonie généralisée. Ceux qui occupaient la scène culturelle se sont tus, et il n’y a de place que pour les partis, les syndicalistes, les avocats et les blogueurs. » Pis. Les intellectuels et artistes sont désormais la cible d’agressions récurrentes.
Depuis les manifestations, en octobre dernier, qui ont suivi la diffusion du film Persepolis sur la chaîne Nessma et la projection de Ni Allah, ni maître ! de Nadia el-Fani, puis les violences perpétrées contre des artistes devant le théâtre municipal de Tunis… un vent de haine contre la culture souffle sur le pays. Le 25 mai, l’acteur Rejeb Mogri a été molesté dans la ville du Kef. Plus grave encore, les derniers événements qui ont conduit le gouvernement à décréter un couvre-feu nocturne. Est-ce en rapport avec l’appel du leader d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, à se soulever pour imposer la charia en Tunisie ? En tout cas, une déferlante salafiste s’est abattue sur le pays. Tribunal incendié, postes de police pris d’assaut, maisons de la culture ravagées… et encore une fois, artistes pris à partie. En cause, « Le Printemps des arts », à La Marsa, dans la banlieue de la capitale, jugé « offensant » pour l’islam. Pourtant, la toile qui aurait provoqué l’ire des barbus et qui a circulé sur le Net n’a jamais été exposée ! Il n’empêche, le Palais Abdellia a été attaqué, des toiles lacérées, des oeuvres saccagées, comme l’installation de Faten Gaddes représentant des visages de femmes juive, chrétienne, musulmane dessinés sur des punching-balls.
On parle maintenant de "crime intellectuel" et de "police sociale"
Sacré. D’aucuns peuvent se poser la question : la culture n’était-elle pas mieux lotie sous Ben Ali ? Pour nombre de créateurs, l’ancien régime fermait volontairement les yeux sur la transgression de certains tabous tels que la nudité, le sexe ou la critique sociale, l’essentiel était de ne pas toucher à la politique, la famille et certains corps de métier comme la police. Et la Tunisie postrévolutionnaire ? Il existe « une volonté politique visant à occulter le rôle de l’intellectuel et à passer un contrat sur la culture la soumettant aux délits, puisqu’on parle maintenant de "crime intellectuel" et de "police sociale" », affirme la journaliste Selma Jelassi. Cette menace n’est pas brandie par des voix officielles, mais par la rue. « La révolution a porté au pouvoir un parti religieux dont la base militante se fiche des lois et des institutions », déclare l’écrivain et universitaire Mansour M’henni.
Si la liberté d’expression est un fait dans la Tunisie actuelle, la liberté de création est loin d’être assurée. « On est passés d’une censure exercée par l’État, qui fixait seul des lignes rouges, à une censure devenue l’affaire de tous, de l’avocat au journaliste en passant par l’association coranique qui entend remplacer la loi séculière par des lois divines », affirme Boubaker Ben Fraj, ancien directeur de cabinet au ministère de la Culture.
Comment réagissent les institutions de tutelle ? Interrogé sur sa décision de bannir des festivals des interprètes telles que les Libanaises Nancy Ajram et Haïfa Wahbe, jugées trop sexy, le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, a déclaré : « Il faudra passer sur mon corps avant de me faire accepter leur venue. » Avant d’ajouter qu’il voulait « rompre avec le conditionnement culturel qui avait cours jusqu’ici ». Le mettrait-on en garde contre la prétention de juger du bon goût, le ministre n’en démord pas. Un communiqué officiel publié début mai prévient que seront bannis les spectacles « libidineux ». Étonnante trajectoire pour ce sociologue de formation qui affirmait qu’il ne fallait pas remettre en question « la liberté de création » et qui a refusé l’octroi d’une salle au prédicateur égyptien salafiste Wajdi Ghanim, en avril dernier. « Donnons à Mehdi Mabrouk le bénéfice du doute, lance un observateur de la scène politico-culturelle. Dans le casting du gouvernement actuel, c’est l’un des rares ministres qui tentent de coller à leur fonction. » Hélas ! Il vient d’ordonner la fermeture du Palais Abdellia et a annoncé son intention d’engager des poursuites judiciaires contre les organisateurs de la manifestation pour « atteinte aux valeurs du sacré ». Une première, pour un ministre de la Culture !
Autocensure. Sur le terrain, les acteurs culturels en appellent à la vigilance et à la résistance face à la diffusion pernicieuse d’une pensée radicalisée à travers des lieux d’éducation comme certaines crèches réquisitionnées pour devenir des écoles coraniques gratuites, ou le délaissement d’anciennes structures telles que les maisons du peuple ou les maisons de la culture. Après l’initiative lancée par El Teatro pour créer un collectif des artistes libres, un « Manifeste des intellectuels tunisiens » recueille actuellement des centaines de signatures. Beaucoup, comme le cinéaste Ridha Béhi, rejettent « l’autocensure » et se refusent à devenir les « porte-voix du gouvernement ». « Nous allons lutter pour que la Constitution nous protège. Le rapport avec l’État providence doit changer à la faveur d’une révolution, qui, pour le moment, il faut le reconnaître, est tout sauf un projet culturel. » Un défi supplémentaire pour les Tunisiens.
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