Politique, économie, religion… Où va la Tunisie ?
Incertitudes politiques, ralentissement économique… et crispation religieuse. Les lendemains de la révolution sont hasardeux. Voire périlleux. Enquête sur un pays sous haute tension.
Où va la Tunisie ?
La Tunisie ne va pas bien. Pour l’observateur qui n’y est pas revenu depuis la révolution, le contraste est saisissant. À la chape de plomb et aux satisfecit staliniens de l’ère Ben Ali a succédé une sorte de Mai 68 prenant au pied de la lettre le vieux slogan « Demandez l’impossible ! ». Pas un groupe constitué ou informel qui n’exprime sa colère et ses revendications, pas une région qui ne clame ses urgences et ses frustrations… Ce n’est donc pas une allégresse et un dynamisme foisonnants, comme on aurait pu s’y attendre, qui ont succédé à la réelle mais inéquitable réussite économique d’avant le 14 janvier 2011. À ce jour, les fruits de la révolution sont amers, et le mécontentement, général. Certes, la Tunisie ne connaît pas le chaos comme la Libye, une menace militaire comme l’Égypte ou une violence sauvage d’État comme la Syrie.
Mais la troïka au pouvoir est incertaine. Constituée du président Moncef Marzouki (Congrès pour la République, CPR, centre gauche), du chef du gouvernement Hamadi Jebali (Ennahdha, islamiste) et du président de l’Assemblée constituante Mustapha Ben Jaafar (Ettakatol, social-démocrate), elle est jugée lente et incohérente de tous côtés. Bientôt six mois qu’elle est en place, et les régions oubliées par l’ancien régime ne voient rien venir, sauf des ministres dont les projets de développement sont contestés et qualifiés par leurs opposants « d’inventaire à la Prévert » ou « de resucée de l’ère Ben Ali ».
La Constituante n’a guère dépassé la rédaction de l’article 1. Le gouvernement tarde à choisir dans tous les domaines, peut-être alourdi par ses 78 membres ayant rang de ministre, peut-être embarrassé par des personnalités islamistes sorties depuis peu de la prison politique et ignorantes de la chose publique, peut-être obsédé par la crainte de faire des bêtises avant les élections du printemps 2013.
Trois partis au pouvoir, eux-mêmes traversés de courants hétéroclites, cela donne beaucoup de zigzags. Un jour, le ministère de la Justice révoque sans jugement 81 magistrats pour collaboration avec la dictature ou corruption ; le lendemain, il fait savoir que les intéressés peuvent faire appel de cet oukase. Un jour, le gouvernement refuse à tous les fonctionnaires une prime mensuelle de 76 dinars (37,50 euros) accordée l’an dernier à leurs collègues de la primature ; un autre, les Constituants se votent une hausse de plus de 70 % de leur rémunération ; pour finir, le chef du gouvernement annonce une baisse du salaire des ministres et des députés. Un jour, un député islamiste réclame l’inscription de la charia dans la Constitution ; un autre, Rached Ghannouchi, le chef d’Ennahdha, déclare qu’il n’en est pas question. Commentaire de Mahmoud Ben Romdhane, consultant et opposant de toujours : « Les islamistes ne reculent que sous la pression de la société civile. »
Insécurité
L’incertitude prend un autre visage, celui de l’insécurité. Il y a les sit-in des chômeurs qui asphyxient l’activité minière de Gafsa, dans le centre du pays, et les blocages des entreprises par les employés exigeant des revalorisations salariales. Il y a surtout l’agitation des salafistes qui brûlent, par exemple à Jendouba, les bars servant de l’alcool et qui cassent la figure des intellectuels et des artistes qu’ils traitent de « mécréants », sans que le gouvernement fasse preuve à leur égard de la fermeté exigée par l’élite laïque et éduquée. Commentaire de Wided Bouchamaoui, patronne des patrons tunisiens (Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, Utica) : « Nous ne savons pas si nous allons ou pas vers un État islamique. »
De son côté, l’opposition se trouve en état de décomposition avancée, avec une kyrielle de partis impuissants. Elle n’a pas digéré la victoire des islamistes lors des législatives du 24 octobre 2011, et n’a pas compris que ceux-ci lui étaient préférés – et pour longtemps – parce qu’ils étaient « purs », organisés, à l’écoute des pauvres, et qu’ils « craignent Allah », qualité première pour un peuple maintenu dans l’obscurantisme par la dictature. Aujourd’hui, cette opposition ne se manifeste que pour accuser sans nuances la troïka de tous les maux. Explication de Khaled Zribi, intermédiaire en Bourse et proche du Parti démocratique progressiste (PDP) d’Ahmed Néjib Chebbi : « Nous n’avons pas la culture de la concession et du juste milieu. »
« Face à Ennahdha, qui représente le fonds conservateur tunisien brimé depuis toujours, l’opposition a été incapable d’avancer des idées », explique Cyril Grislain Karray, ancien associé de McKinsey, revenu dans sa patrie comme business angel et consultant. « Sa réflexion, poursuit-il, est aussi légère que celle d’une université d’été d’un parti politique français. Elle ne connaît pas le peuple et ne l’aime pas. Il lui faudra fusionner ses partis, changer leurs "têtes" et revenir sur terre : pour la première fois, des analphabètes sont entrés dans l’isoloir pour voter, et la taille des problèmes à résoudre dans ce pays est phénoménale. » Effectivement, le panorama est sombre. Aujourd’hui, il y a seulement en réserves de change de quoi assurer cent jours d’importations, contre 140 en 2010. Sur la même période, le nombre de personnes sans emploi a bondi de 490 000 à 742 000 ; le taux de chômage a frôlé les 19 %, et même les 50 % chez les jeunes diplômés. En avril, le rythme de l’inflation était de 5,7 %, et le prix des tomates et des poivrons a été multiplié par trois en dix-huit mois parce que les négociants trouvent plus juteux de les exporter vers la Libye.
Une étude de la Banque africaine de développement (BAD) a fait apparaître que la cassure entre la côte (développée) et l’intérieur (oublié) ne cessait de s’aggraver. Une fragmentation calamiteuse de la société tunisienne est à l’oeuvre, avec des dommages irrémédiables pour l’avenir des jeunes du bled. Faut-il s’étonner si les gouvernorats de Kasserine, Gafsa ou Sidi Bouzid brûlent de recommencer la révolution du 14 janvier pour en finir avec leur désespérance ?
Le patronat, dont plus de 400 membres seraient interdits de voyages à l’étranger, sent que le chef du gouvernement a besoin des entrepreneurs, mais aussi qu’il les juge comme des profiteurs de l’ancien régime. Le secteur bancaire est très mal en point, et sa capacité à financer l’économie est en panne. Pas de quoi pousser les entrepreneurs tunisiens, par nature frileux, à investir ni à embaucher !
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’en mai l’agence Standard & Poor’s ait abaissé le crédit de la Tunisie de deux crans, à « BB stable », soit le niveau des investissements dits spéculatifs, parce qu’elle doute de la capacité du gouvernement à surmonter ces difficultés. D’autant que l’Europe, vers laquelle se dirigent 80 % des exportations tunisiennes, est malade de sa dette et freine ses achats de textiles, d’électronique, et de sous-ensembles mécaniques et électriques.
Handicaps
Cette rétrogradation n’a pas de conséquences sur les comptes de la Tunisie, qui n’emprunte pas sur les marchés internationaux, mais elle donne de son économie une image peu attractive aux investisseurs étrangers, dont le pays a un besoin urgent, notamment pour financer ses projets de partenariat public-privé, tels un port en eau profonde, une raffinerie pétrolière ou des infrastructures touristiques dignes de ce nom dans la partie orientale du pays.
Port en eau profonde, raffinerie pétrolière, infrastructures touristiques… Les besoins de financements sont immenses, et urgents.
Malgré ses incontestables handicaps, la Tunisie montre des signes non moins incontestables de renaissance. Après une récession en 2011, l’économie tunisienne est de nouveau en croissance en 2012. De janvier à avril, les arrivées de touristes ont progressé de 51,8 %, la Bourse de 5,6 %, les entrées de devises de 34,1 % et les intentions d’investissements des industriels de 15 %. Les grèves sont en recul de 52 %, et le nombre des personnes qui y participent de 56 %. Le verre est redevenu à moitié plein.
Sur le plan politique aussi les choses sont plus engageantes. Le conseiller du chef du gouvernement pour les Affaires politiques avec rang de ministre, Lotfi Zitoun, est détesté des médias pour sa brutalité, mais il tient des propos impeccablement démocratiques sur la manière de s’opposer aux salafistes : « On ne doit pas isoler leur noyau dur par la force, dit-il, mais par le dialogue, car il en existe des modérés. Nous appliquerons la loi sans exception. Nous ne fermerons pas les yeux sur leurs actes. » Ou sur l’alternance au pouvoir : « L’opposition est faible actuellement, et ce n’est pas bon pour la démocratie, déclare-t-il. Il nous faudrait trois ou quatre grands partis pour réussir l’alternance et nous rapprocher du modèle de démocratie qu’est la Grande-Bretagne. » N’est-il qu’un Raminagrobis charmant la belette avec de belles promesses pour mieux la croquer, comme le prétendent les laïques ?
Espoirs
Bonne nouvelle, un mouvement d’unification est enfin en cours dans l’opposition. « Nous avons créé une coordination de sept partis de souches destourienne et réformiste, explique Mohamed Sahbi Basly, ancien ambassadeur, secrétaire général du Parti national tunisien. Ce front sera coordonné par Béji Caïd Essebsi, l’ancien Premier ministre de la transition en 2011, pour aller aux élections législatives et présidentielle de 2013. C’est notre seule chance de limiter le pouvoir d’Ennahdha, qui ne devrait pas peser plus de 20 % des voix. »
Béji Caïd Essebsi n’aime guère la posture d’opposant, mais « les acquis de la modernité sont menacés, affirme-t-il. Nous comptons 250 000 diplômés sans emploi. Standard & Poor’s a dégradé la note de notre crédit. Les investisseurs ne sont pas au rendez-vous. Nous ne pouvons continuer sur cette pente descendante, et Ennahdha, qui fait partie désormais du paysage politique, doit accepter des avis différents des siens ».
Il ne sait pas encore si le « processus » qu’il a initié débouchera sur un parti ou sur un mouvement. Il penche pour une formule souple qui respecte les différences – y compris celles des destouriens n’ayant rien à se reprocher -, mais dotée d’une plateforme électorale à laquelle il travaille et qui visera le juste milieu, parce que « le Tunisien, tout comme l’islam, n’aime pas les excès ». Et comme le chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, prône de son côté « consensus » et « réconciliation », bien des espoirs sont permis !
Ennahdha, qui fait partie du paysage politique, doit accepter des avis différents.
Béji Caïd Essebsi, l’ancien Premier ministre
Bons points
D’autres signes semblent de bon augure. Malgré les envies du pouvoir de chasser Mustapha Kamel Nabli, le gouverneur de la Banque centrale, qui leur tient tête, celui-ci est toujours le gardien de l’orthodoxie monétaire. Il ne s’inquiète pas trop de la dégradation de Standard & Poor’s en raison des créances non performantes des banques tunisiennes. « Nous connaissions ce problème qui existait avant la révolution, déclare-t-il. Nous avons mis au point un programme de recapitalisation et d’amélioration de la gestion, des règles prudentielles et de la supervision des banques. Il nous faut seulement mieux le faire savoir. » Il conclut à propos de ses relations avec le pouvoir : « À court terme, il est dans la nature des choses que les intérêts politiques ne soient pas en symbiose avec les impératifs de la politique monétaire, mais, à long terme, ce pays a un potentiel pour trouver un consensus. »
Bons points aussi : l’affirmation du syndicat majoritaire, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), comme force équilibrant le patronat comme le gouvernement, hors de toute implication partisane ; ou encore la présence des femmes en tête des manifestations et au coeur des associations qui épaulent les jeunes créateurs d’entreprise dans les zones déshéritées, à l’instar d’Olfa Khalil Arem, qui ne croit plus aux partis mais à l’action sur le terrain ; et enfin la certitude que les institutions financières internationales prêteront 3 ou 4 milliards de dollars quand la Tunisie aura mis de l’ordre dans ses priorités.
Nombreux sont les Tunisiens à esquisser des solutions pour remettre leur pays sur pied. « Il faut introduire chez nous la finance islamique car elle n’est pas génératrice de dettes puisqu’il y a partage des pertes et des profits entre l’apporteur de capitaux et l’entrepreneur », préconise Ridha Chkoundali, universitaire et coordinateur du modèle macroéconomique d’Ennahdha. Une façon de réformer en douceur ce qu’il appelle « une prétendue économie de marché ».
Autre façon de trouver des capitaux, l’entrée en Bourse des sociétés « mal acquises ». « J’ai dit à plusieurs ministres : "L’État ne peut pas rester propriétaire des quelque 360 entreprises que vous avez confisquées aux proches de la dictature, raconte Fadhel Abdelkefi, directeur général de Tunisie Valeurs et président du conseil d’administration de la Bourse de Tunis. Introduisez-les à la Bourse ; ce ne sera pas une privatisation sauvage mais un redéploiement de la puissance de l’État. Car vous pourriez en tirer de 7 à 8 milliards de dinars [3,5 à 3,9 milliards d’euros, NDLR], qui, associés aux leviers de la dette et des partenariats public-privé, permettraient de mobiliser de 20 à 25 milliards de dinars. Décidez ce coup de pouce qui vous donnera les moyens de votre politique." »
Faut-il croire à la Tunisie ?
Et pour la réduction du chancre du chômage ? « Les Tunisiens sont débrouillards et travailleurs : qu’on les laisse créer leur propre emploi, explique Ikbel Bedoui, directeur général de Fitch Ratings Afrique du Nord. Supprimons les monceaux d’autorisations nécessaires pour créer une activité et qui ont poussé le vendeur à la sauvette Mohamed Tarek Bouazizi à s’immoler par le feu. Cette situation kafkaïenne a maintenu des rentes indues, favorisé la corruption et empêché une saine concurrence, les fléaux de notre pays. »
Alors, faut-il croire à la Tunisie ? Oui, répond Lamia Zribi, directrice générale des prévisions au ministère du Développement et de la Planification, car, « pour la première fois, nous avons identifié les besoins régionaux, et notre ministre veut établir une clé de répartition des crédits favorable aux zones les plus défavorisées ». Elle ajoute : « Mais nous apprenons la démocratie, et ce n’est pas facile ! »
Faut-il vraiment y croire ? À terme, oui, déclare Norbert de Guillebon, administrateur de la Compagnie générale des salines de Tunisie (Cotusal) et président de la section tunisienne des conseillers du commerce extérieur de la France. Il raconte : « Les responsables de Bic hésitaient entre le Maroc et la Tunisie pour investir 12 millions d’euros dans une usine de fabrication de stylos à bille. Ils m’ont demandé de leur donner une bonne raison, et une seule, pour choisir la Tunisie. J’ai répondu que la Tunisie, elle, avait déjà fait sa révolution… » Bic fabriquera des millions de stylos par jour à Bizerte, sans attendre la fin d’une période postrévolutionnaire forcément « pas facile » pour tous les Tunisiens.
L'éco du jour.
Chaque jour, recevez par e-mail l'essentiel de l'actualité économique.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Où va la Tunisie ?
Les plus lus – Économie & Entreprises
- La Côte d’Ivoire, plus gros importateur de vin d’Afrique et cible des producteurs ...
- Au Maroc, l’UM6P se voit déjà en MIT
- Aérien : pourquoi se déplacer en Afrique coûte-t-il si cher ?
- Côte d’Ivoire : pour booster ses réseaux de transports, Abidjan a un plan
- La stratégie de Teyliom pour redessiner Abidjan