« Dounia et la princesse d’Alep », la guerre en Syrie racontée aux enfants

Dans ce très beau film d’animation, la réalisatrice syrienne Marya Zarif nous embarque dans la traversée d’une famille originaire d’Alep vers l’Europe, puis le Canada. Un conte sublime et onirique qui redonne chair à un peuple oublié.

Marya Zarif, la réalisatrice de « Dounia et la princesse d’Alep ». © TOBO MƒDIA/Haut et Court Distribution

eva sauphie

Publié le 20 janvier 2023 Lecture : 8 minutes.

Comment raconter aux enfants une guerre qui s’abat depuis plus de dix ans sur une population ? Et l’exil contraint à travers les yeux d’une petite fille de 6 ans ? Dounia aime sa maison implantée en plein cœur d’Alep, son petit canari Habibi et sa grand-mère Téta Mouné. Elle vient de perdre sa maman, des suites d’une maladie, et son papa – opposant au régime – se fait bientôt incarcérer.

Si le mot « guerre » est prononcé et les militaires bien visibles, dans la citadelle, aucune mention directe au régime n’est faite. Dounia sait simplement que sa ville est bombardée et qu’elle doit fuir son pays avec sa famille. Ses épais cheveux noirs de jais et ses grands yeux brillent dans la nuit, comme ses graines de baraké qui l’accompagneront dans son voyage. La princesse d’Alep veille aussi sur elle dans l’obscurité. La magie s’immisce au cours de son périple, moins pour dissimuler la tragique réalité que pour redonner foi en la vie à cette petite fille et à tous les enfants réfugiés de guerre. Selon l’ONU, plus de 6,6 millions de personnes ont fui la Syrie depuis 2011, rappelle la réalisatrice Marya Zarif, née à Alep il y a 40 ans et aujourd’hui installée à Montréal, au générique de fin.

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Jeune Afrique : Ce film est l’aboutissement d’une websérie en six épisodes diffusée en 2020. Quel est le point de départ de Dounia et la princesse d’Alep ?

Marya Zarif : La résilience dont fait preuve les Syriens m’a guidée. Mon père, par exemple, est un Syrien typique, qui a connu des années de dictature, la prison et la guerre, et il continue à la vivre puisqu’il est encore à Alep. Il avait pour habitude de nager tous les jours depuis soixante ans. Quand la guerre a commencé, il ne pouvait plus aller à la piscine à cause des bombardements. Il s’est alors bricolé un bain à jet contraire, à la maison, pour faire sa natation coûte que coûte. Ça c’est le Syrien et la Syrienne. Quand j’ai vu ces hommes et ces petits, je me suis dit que ces enfants-là avaient des choses à apprendre aux autres enfants, et pas le contraire. Et c’est là que le personnage de Dounia est né.

Quel est votre rapport à la Syrie et comment ressentez-vous cette guerre dans votre chair ?

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J’ai grandi à Alep. Quand on est aleppin, on le reste à vie. C’est une identité très forte. Comme tous les Syriens du monde, ceux qui sont partis et ceux qui sont restés, je n’aurais jamais imaginé qu’une guerre de cette ampleur-là, et l’horreur qui y règne, nous arrive. Les Syriens représentent la plus grande population de réfugiés au monde aujourd’hui. Ce sentiment est tellement difficile à décrire. Même quand tu n’es pas sur le sol, même à distance, voir ce qui fait partie de toi et qui te constitue tomber dans un vortex – le patrimoine et sa destruction massive, la population et les pertes humaines – de plus en plus profond, c’est choquant et traumatisant. C’est la fondation de ton enfance, ton identité qui s’écroule.

J’ai aussi été bouleversée car, d’un coup, les médias se sont mis à parler de la Syrie, d’un pays dont on ne parlait jamais avant la guerre, à cause de son régime et pour des raisons géopolitiques. Soudainement, on s’est mis à exister mais en étant exsangues, à terre. Et ça, ça réveille une blessure profonde, celle du trauma de l’exclusion et du rejet. Au niveau collectif, on peut ressentir ce trauma. Et ce regain d’intérêt dans un contexte d’horreur est venu le renforcer. C’est déjà difficile aujourd’hui d’être un arabe, un musulman… ça l’est d’autant plus lorsque vous êtes un migrant.

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À travers le portrait de Dounia et de sa famille, vous redonnez justement des visages et des noms aux migrants décrits comme un bloc monolithique dans les médias. Était-ce nécessaire pour vous de les sortir de l’anonymat ?

Plus que jamais. Mais ce n’était pas une volonté de ma part, puisque pour moi ils ont des noms et des visages. J’ai surtout voulu éviter de faire un film documentaire. C’était mon positionnement de départ. Il en existe beaucoup. J’avais envie de faire un film sur les relations, une histoire humaine. Et de raconter qui est Téta Mouné, qui est Dounia, qui est leur voisine… pour inviter à plonger dans l’histoire avec eux. Pour effectuer ce voyage ensemble à l’issu duquel on sera peut-être tous transformés.

Le conte s’est-il imposé à vous comme une évidence ? On pense à La Vie est belle en découvrant cette histoire à travers les yeux d’une petite fille…

La Vie est belle est un film qui m’a en effet profondément inspirée. Roberto Benigni a osé parler de la douleur et de l’atrocité avec grâce, légèreté et avec un rire singulier. Et par son rire, cette douleur se fait d’autant plus ressentir. Pour l’écriture de Dounia, mon équipe et moi avons eu des réserves à un moment. On s’est demandé si je n’allais pas un peu trop loin, si j’étais vraiment fidèle à cette histoire. Mais j’avais aussi cette intuition profonde que je la respectais et je ne me suis donc pas réprimée.

 © Haut et Court Distribution

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Pourquoi avez-vous ressenti des réserves ? Était-ce dû au fait d’introduire de la magie dans le film ?

Est-ce que je peux mettre de la magie dans une histoire contemporaine aussi horrible ? C’est une question que je me suis évidemment posée. Et il fallait se la poser. J’ai beaucoup consulté ma sœur à ce sujet, qui est consultante en psychologie et experte en droits de l’enfant, notamment auprès des enfants de la guerre. Je n’ai pas fait le périple des migrants moi-même et je n’étais pas une enfant quand la guerre a éclaté. Avec cette distance-là, quel positionnement prendre ? Comment aborder la mort ? J’ai choisi de l’aborder de façon détournée, grâce à l’onirique. Et je suis persuadée que le jeune public capte des choses beaucoup plus profondes qu’on ne le pense.

Pouvez-vous expliquer le choix des personnages des cailloux, sont-ils une allégorie des vieilles pierres ?

Il s’agit de petites statuettes qui font partie des antiquités syriennes. Elles ont entre 5 000 et 6 000 ans et on les trouve par milliers sur le site de Tell Brak, en Mésopotamie. Il en existe de toutes sortes : des bébés, des petites familles, des statuettes à deux têtes… Quand on les regarde, on se dit qu’elles représentent les fantômes de notre humanité. Elles sont tellement vieilles qu’on ne peut pas dire qu’elles appartiennent à la culture syrienne, mais davantage à la culture humaine puisque les gens les ont façonnées pour construire les premières villes et sépultures. Pour moi, elles sont l’inconscient collectif, la mémoire du pays de Dounia, mais aussi celle de l’humanité.

La traversée qu’effectuent Dounia et sa famille pour rejoindre l’Europe, d’abord, a des allures d’aventure homérique…

Parce qu’elle l’est. Et encore, dans Dounia, j’allège. Prenez un film comme Les Nageuses (de Sally El-Hosaini, NDLR) qui raconte la vraie traversée de deux sœurs syriennes, nageuses, qui ont fui la guerre pour continuer leur carrière. Leur bateau de fortune était trop chargé, elles ont continué à la nage pour alléger le bateau et éviter aux autres de couler. Ces personnes deviennent des héros et des héroïnes. On ne se rend pas compte à quel point le monde est coupé en deux, avec d’un côté des gens qui vivent dans un confort abrutissant, et de l’autre des gens qui vivent encore des aventures homériques, qui sont encore dans un dilemme de vie et de mort.

 © Haut et Court Distribution

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Vous racontez les étapes de la traversée, la vie dans les camps… Comment vous êtes-vous documentée pour votre film ?

Je ne suis pas allée dans les camps, mais mon frère et ma sœur ont travaillé étroitement avec les humanitaires en Turquie dans les camps de déplacement. J’ai de mon côté mis sur pieds la fondation Je veux jouer, qui a l’ambition de transformer la vie des enfants syriens réfugiés à travers le jeu, et l’organisme La maison de la Syrie, qui accueille aussi les migrants à Montréal. La petite fille qui prête sa voix à Dounia, Rahaf Ataya, avait 12 ans au moment de l’enregistrement. Elle est elle-même réfugiée syrienne et a connu, avec sa famille, le camp en Jordanie avant de trouver une famille pour les parrainer au Canada. Il y a beaucoup de similitudes avec l’histoire de Dounia.

J’ai par ailleurs interviewé des gens que je connais sur le terrain, des travailleurs humanitaires qui m’ont raconté ce qu’il se passe à chacune des étapes : à Budapest, en Grèce, en Turquie… J’ai regardé de nombreux reportages et documentaires. Mais on ne peut pas tout dire, surtout dans un film d’animation pour la famille. Mais même les moments magiques sont inspirés de faits réels, ils symbolisent ce que font vraiment les gens pour s’en sortir. Ils convoquent l’imaginaire et le réseau de solidarité humaine. J’évoque aussi la question de la désolidarisation. Mais je trouvais cela plus juste et riche de rendre hommage à toutes ces femmes et tous ces hommes silencieux sur la planète qui font des miracles tous les jours. En tant que Syrienne, j’avais envie de parler d’une histoire de Syriens qui prennent leur destin en main et qui sont dans la tendresse et souhaitent la partager avec le monde.

 © Haut et Court Distribution

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Est-ce que le film va circuler dans le monde arabe, et notamment en Syrie ?

Il a circulé à Marrakech. Le film a récemment été doublé en arabe, à Damas, et a été dirigé par des Syriens avec des comédiens 100 % syriens. Même la langue que l’on a choisie pour le film est un mélange d’arabe classique et de dialecte aleppin pour être plus proche du cœur, même si on ne comprend pas tout. Mais il y a des challenges à relever dans le monde arabe pour la diffusion de ce genre de films, même si Dounia est assez neutre. Je voulais être juste, c’est pourquoi je montre les arrestations arbitraires du régime mais sans appuyer sur ce point. J’effleure… Il ne faut pas que le film soit perçu comme antirégime et que ça lui ferme des portes et l’empêche d’être vu, ni qu’il soit récupéré par le régime, ce qui n’est pas mieux. Donc tout cela devait se faire de manière intelligente.

Autre point, c’est un projet qu’il faut savoir mener de façon très délicate. Comment montrer un film qui raconte l’histoire d’une petite syrienne qui quitte son pays à des enfants qui y vivent encore dans des conditions misérables ? C’est sujet à débat, à discussion avec les enfants, qui ont aussi des copains qui sont partis.

Dounia et la princesse d’Alep de Marya Zarif, en salles le 1er février. 

 © Haut et Court Distribution

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