Tunisie : peur sur les minorités
Slogans antisémites, profanations de lieux de culte, propos homophobes, racisme anti-Noirs… Le subtil mélange de tolérance et de modération qui cimentait la mosaïque tunisienne est menacé.
«Aucun de nous ne sortira indemne de ce jeu identitaire et religieux ! Le vivre-ensemble est en danger », déplore Habib, ancien militant des droits de l’homme, inquiet de la remise en question de la diversité en Tunisie. À l’élan de solidarité qui a immédiatement suivi la révolution se sont substitués des discours axés sur l’identité arabo-musulmane, cheval de bataille des partis islamistes et nationalistes lors de la campagne pour l’élection de la Constituante. Depuis, une sévère crise socioéconomique a provoqué un repli sur soi, aussi inattendu que rapide, qui a inévitablement conduit à une stigmatisation des minorités, désormais sur le qui-vive. Slogans antisémites, profanations de lieux de culte, propos homophobes, racisme anti-Noirs… Yamina Thabet, présidente de l’Association tunisienne de soutien des minorités (ATSM), observe qu’« il y a depuis quelques mois une accumulation d’incidents inquiétants ».
Comme à chaque moment clé de l’histoire du pays, les regards se tournent vers la communauté juive, comme si les réactions de ses 2 000 membres étaient un baromètre de la stabilité. Après que les salafistes ont plusieurs fois appelé à la mort des Juifs, Hai Camus, un habitant de Djerba, est préoccupé. « Ce n’est que le début. Personne ne peut prédire ce qui va se passer d’ici à deux ou trois ans. Ghannouchi est un islamiste, et même s’il dit être modéré, ses partisans sont des extrémistes », dit-il. La communauté séculaire, mais minoritaire et vieillissante, n’a pas oublié la haine déclenchée par la guerre des Six Jours en 1967 et veut être rassurée. Elle ne se contente plus de déclarations officielles, mais attend, comme l’a demandé Roger Bismuth, son chef, des signes forts de la part du gouvernement. Il en est de même pour les autres confessions.
La tradition soufie est-elle aussi jugée impie par les salafistes, qui ont empêché, en mai, le déroulement du rituel de la confrérie de Sidi Ali el-Hattab.
Si les 32 000 chrétiens que compte la Tunisie sont pour la plupart des étrangers peu impliqués dans les affaires du pays, l’archevêque de Tunis, Mgr Maroun Lahham, ne s’en est pas moins senti obligé de rassurer les quelque 300 Tunisiens de confession chrétienne, tenaillés par l’angoisse. « Nous n’avons pas à avoir peur ; je sens que toutes les portes sont ouvertes », assure-t-il. Tous ont à l’esprit les persécutions dont sont victimes les Coptes en Égypte, mais aussi la profanation de l’église orthodoxe russe en avril, à Tunis. La question religieuse touche aussi certains musulmans. Ainsi la tradition soufie, profondément ancrée en Tunisie, est-elle jugée impie par les salafistes, qui ont empêché, en mai, le déroulement du rituel de la confrérie de Sidi Ali el-Hattab.
Patrimoine berbère
La problématique identitaire n’a pas qu’une connotation religieuse. Les Berbères aussi expriment leurs craintes face à la percée des islamistes, qui affirment, à l’instar de Rached Ghannouchi : « Nous sommes arabes et notre langue c’est la langue arabe ! » Les Amazighs, premiers autochtones de la région, s’insurgent contre ce qu’ils considèrent comme une position intolérante et réactionnaire. Rassemblés au sein de la toute récente Association tunisienne de culture amazigh (ATCM), ils rappellent que, « malgré des siècles de génocide culturel, il subsiste, aujourd’hui encore, des Tunisiens de souche amazigh, dont environ 100 000 locuteurs. Ceux-là ne sont certainement pas des Arabes, et leur langue n’est pas l’arabe ». « Il faut assurer la survivance de ce patrimoine en le protégeant par des lois », insiste Khadija Saïdane, présidente de l’association.
Pour le ministre des Droits de l’homme, Samir Dilou, "l’homosexualité est une maladie mentale".
Autre communauté stigmatisée, celle des homosexuels, qui, contrairement aux Berbères, font profil bas et tentent de se fondre dans un paysage profondément homophobe. « J’ai été hué et insulté à Mahdia parce que je ne cachais pas ma différence. On devient des sortes de cibles. On nous contraint à vivre entre nous et à dissimuler ce que nous sommes », confie Walid, alors que le journal en ligne Gayday Magazine est régulièrement piraté. Pourtant, la défense des droits des homosexuels fait partie des recommandations que le Conseil des droits de l’homme a adressées à la Tunisie. Cela a d’autant plus embarrassé Samir Dilou, ministre des Droits de l’homme, qu’il avait lui-même déclaré, en décembre 2010, que « l’homosexualité est une perversion sexuelle ; une maladie mentale nécessitant un traitement médical ». « Ce n’est pas le moment de parler des droits des homosexuels ; la société n’y est ni prête ni préparée », explique Fares, un jeune architecte.
Agressions
Moins exposée, car surtout présente dans les couches populaires, la communauté noire, elle, est en butte à un racisme sournois. Une campagne de presse contre Néjiba Hamrouni, secrétaire générale du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), n’a pas hésité à mentionner sa couleur de peau pour dénigrer ses compétences. « L’esclavage est aboli depuis 1846, mais nous sommes encore traités comme des citoyens de seconde zone. C’est un sujet qui reste tabou », confie Jelloul, un Tunisien originaire de Zliten, en Libye.
L’intolérance s’installe et s’exprime. On n’hésite plus à s’en prendre aussi bien à ceux qui boivent de l’alcool qu’aux figures de la culture ; après le cinéaste Nouri Bouzid, Rejeb Mogri, homme de théâtre, et Mohamed Ben Tabib, cinéaste et universitaire, ont été agressés par des salafistes. Ces derniers ont également tenté d’obtenir l’annulation de la manifestation du Printemps des arts, à La Marsa, au prétexte que les plasticiens faisaient l’apologie de l’homosexualité. « Les artistes sont des homosexuels », pouvait-on lire sur les tracts distribués dans la ville. Tandis que la société civile exige d’inscrire les libertés individuelles et la protection des minorités dans le marbre de la Constitution, il ne fait pas bon, depuis quelques mois, être juif, chrétien, gay, noir ou artiste en Tunisie.
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Par Frida Dahmani, à Tunis
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Pour les Tunisiennes, le réveil postrévolutionnaire est brutal. Si, dans les faits, rien n’a changé, les femmes ne s’en sentent pas moins fragilisées face aux atteintes à leurs droits ou à leur remise en question. Elles sont pourtant près de 5,5 millions, la moitié de la population, mais s’expriment comme une minorité. « Le glissement sociétal vers un certain conservatisme, une misogynie latente et un retour aux valeurs arabo-musulmanes les plus réactionnaires entraîne une marginalisation de la femme et un changement des comportements à son égard », explique la sociologue Monia Ben Youssef. Malgré la parité dans la représentation politique, les femmes perdent du terrain. Elles ont de plus en plus de difficultés pour grimper les échelons, sont davantage touchées par l’analphabétisme, la précarité, la pauvreté, et 47 % d’entre elles déclarent être battues.F.D.
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