Maroc : le PJD et Al Adl Wal Ihsane, « frères » musulmans… ou ennemis ?
Ils se disputent depuis trente ans le leadership du mouvement islamiste au Maroc. Aujourd’hui, le PJD et Al Adl Wal Ihsane s’affrontent dans un tout autre contexte.
Le 28 mai, Omar Bahi et Rachid Boudziz, deux jeunes militants d’Al Adl Wal Ihsane (AWI, Justice et Bienfaisance), sont arrêtés à Safi au moment où ils venaient retirer leur carte nationale d’identité. Cet incident en dit long sur les rapports entre l’État marocain et cette association, tolérée, mais qui n’a jamais voulu intégrer le système. Il y a un an, dans la même ville, un adepte de la Jamaa devenait le premier martyr du Mouvement du 20 février, qui fit souffler un air de printemps sur le royaume chérifien. Kamal Ammari, victime présumée des forces de l’ordre, est aujourd’hui une icône adliste. Pour le premier anniversaire de son décès, l’hommage qui lui a été rendu, doublé d’une macabre reconstitution de la scène de crime, a été l’occasion d’une démonstration de force d’AWI et d’un nouveau pied de nez aux islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD), nouvellement installés au pouvoir.
Le moment "20 février"
Au même moment, à Oujda, les fidèles d’Abdesslam Yassine lançaient une campagne baptisée pompeusement « la maison prisonnière ». En 2006, le ministère de l’Intérieur avait répondu à l’opération « portes ouvertes » d’AWI par une série d’arrestations et de fermetures administratives de maisons d’adeptes. Six ans plus tard, les recours des avocats d’AWI n’ont pas réussi à faire bouger d’un iota la fermeté de la police. Cette inflexibilité est d’ailleurs partagée par les adeptes d’Abdesslam Yassine, qui refuse toujours toute compromission avec un pouvoir qu’il juge despotique. La Jamaa a d’ailleurs opposé une fin de non-recevoir aux invitations réitérées à « travailler à l’intérieur des institutions » lancées par le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, dès sa prise de fonction.
Ce jeu entre le ministère de l’Intérieur et le mouvement du cheikh Yassine ressemble à celui du chat et de la souris : les apparences y sont trompeuses. La ruse et la force y sont des armes alternatives, même si le jeu est rendu complexe par une nouvelle donne : l’entrée au gouvernement du PJD. Face à ces islamistes intégrés dans le jeu politique, acceptant la légitimité du roi en tant que Commandeur des croyants et de ce fait « cooptés » après avoir remporté les législatives du 25 novembre dernier, AWI incarne un « islamisme d’opposition ».
Benkirane ne veut pas voir le Maroc se laisser emporter par la fièvre révolutionnaire.
En 2011, Al Adl a retrouvé de sa superbe après avoir été progressivement marginalisé par le pouvoir, notamment dans les dernières années du règne de Hassan II. En 1997, « l’alternance consensuelle » avait porté la gauche au pouvoir après une longue période d’opposition frontale à la monarchie et conduit les islamistes à faire leur entrée au Parlement sous la bannière d’un petit parti, qui deviendra plus tard le PJD. La Jamaa cherche à reprendre langue avec le pouvoir dès l’accession au trône de Mohammed VI. Rééditant son geste fondateur de l’épître « L’islam ou le déluge » (1974), Abdesslam Yassine écrit une lettre publique au « jeune roi », dans laquelle il lui demande de faire amende honorable pour les agissements de son père. Là où Hassan II avait envoyé l’outrecuidant en asile psychiatrique, Mohammed VI décide, en mai 2000, de lever l’assignation à résidence du cheikh. C’est l’époque du « printemps de Rabat », ces premiers mois du règne marqués par une série de gestes d’ouverture du nouveau monarque. On commence à évoquer une normalisation d’AWI en insistant sur le modèle « gradualiste » et légaliste des « Frères du PJD ».
Mais à mesure que le PJD donnait des gages de bonne volonté et engrangeait les petits succès politiques dans les années 2000, la Jamaa choisissait le bras de fer inégal avec le pouvoir. En 2006, l’épisode des « portes ouvertes » clôt les interprétations autour de la Qawma, ce soulèvement que certains adeptes auraient aperçu en songe. Les révolutions arabes du printemps 2011 accréditent pourtant, malgré le retard, cette lecture insurrectionnelle de l’histoire : les peuples de la région rejettent le despotisme aux cris de « Irhal ! » (« Dégage ! »). Opportunisme ou naïveté, Yassine jette ses divisions dans la bataille du 20 Février, mouvement pacifique qui réclame des changements profonds.
De là vient la première divergence avec le PJD. Sous la direction d’Abdelilah Benkirane, le parti islamiste ne se joint pas aux « févriéristes ». Autoritaire, mais ferme face aux critiques du trublion El Mostafa Ramid (aujourd’hui ministre de la Justice), qui marche le 20 février à Rabat « contre le despotisme et la corruption », le secrétaire général du PJD se méfie de l’aventurisme des adlistes. Pour lui, le danger est trop grand de voir le Maroc se laisser emporter par la fièvre révolutionnaire des pays voisins. Sans toutefois adopter une position ouvertement maximaliste, AWI multiplie les petites provocations – choix de manifester dans les quartiers populaires, mobilisation contre le festival Mawazine… – qui confortent Benkirane dans son intuition. Entre-temps, le roi a lancé une réforme constitutionnelle qui consolide déjà la place des partis, associés à la rédaction de la nouvelle loi fondamentale.
Deux visions opposées
Dans cette réforme marocaine en douceur mais sans éclat, la modération des « islamistes light » leur permet même de marquer des points ; la question de la liberté de conscience, un temps envisagée par les experts de la Commission consultative de révision de la Constitution (CCRC), a été retirée sous l’influence du PJD. Mélange de pragmatisme et de surenchère populiste, la ligne politique des « islamistes du roi » plaît à de larges pans de la société, tout en énervant les milieux laïcs et, surtout, la direction d’AWI.
Le PJD est allé puiser dans le fiqh une véritable théologie de la participation, tandis que AWI bâtit son action dans une lecture messianique de l’Histoire.
En retrait depuis l’adoption par référendum de la nouvelle Constitution, en juillet 2011, AWI semblait atone. Repli tactique pour digérer la bataille perdue du boycott (73 % de participation et 98 % de oui) ? En tout cas, la Jamaa avait donné consigne aux militants de ne plus descendre massivement dans la rue, avant de quitter brutalement le Mouvement du 20 février. Association non reconnue et ne reconnaissant pas la compétition électorale, AWI avait appelé, sans surprise, à boycotter les législatives anticipées de novembre. Ses dirigeants voient d’un mauvais oeil le succès de leurs frères du PJD.
Même s’ils semblent partager la même relation à la religion, les islamistes du PJD et d’AWI défendent deux visions bien opposées de la politique. Le premier est allé puiser dans le fiqh une véritable théologie de la participation, tandis que le second bâtit son action dans une lecture messianique de l’Histoire. Abdesslam Yassine est à la fois cheikh issu du soufisme, mahdi auteur de prophéties et chef charismatique. Sur des sujets limités, l’alliance est possible : cause palestinienne, guerre en Irak ou front commun contre les laïcs. En 2000, les deux mouvements se sont d’ailleurs unis pour dénoncer le « plan d’action pour la femme », un préalable à la réforme du code de la famille. Là encore, derrière l’unité de façade, les objectifs divergeaient : affaiblir la gauche pour le PJD, défier le (nouveau) roi pour AWI. Demain, seule l’éventualité d’une cohabitation tendue entre le Palais et le gouvernement Benkirane – dont les tensions autour du cahier des charges de la chaîne de télévision 2M seraient les prémices – paraît pouvoir reléguer au second plan ces divergences de fond.
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Par Youssef Aït Akdim, envoyé spécial à Rabat
Quand l’union semblait possible
Historiquement, une tentative d’union entre les deux courants de l’opposition islamiste à Hassan II a bien existé, mais elle a avorté. Au début des années 1980, les dissidents de la Chabiba Islamiya, matrice de l’islamisme marocain tendance Frères musulmans, cherchent à se réunir pour créer un Front islamique. À l’époque, Cheikh Yassine est en position de force. Son acte de dissidence face à Hassan II lui assure le pouvoir charismatique qui manque aux Benkirane et compagnie. Mais il rejette l’association avec les futurs cadres du Parti de la justice et du développement (PJD), par pureté idéologique, mais aussi avec un brin de condescendance. C’est ce qui explique aujourd’hui encore la rivalité entre les deux mouvements, même si leurs compositions militantes sont très similaires. Par effet de « notabilisation », les nouvelles élites du PJD pourraient ranimer des ambitions au sein d’Al Adl Wal Ihsane, surtout parmi les plus jeunes, qui voient leurs « frères » de lutte dans les campus d’universités accéder aux plus hautes responsabilités de l’État. Y.A.A.
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