Libye : élections législatives, inch Allah !
Prévu pour le 19 juin, le premier scrutin législatif de l’après-Kadhafi a été reporté, tandis que la chasse aux sorcières bat son plein et que Benghazi fait cavalier seul.
Ils sont 2 728 240 Libyens à s’être inscrits sur les listes électorales, dernière étape avant l’élection du Congrès national général (CNG), le futur Parlement transitoire. Depuis la proclamation de la libération, le 23 octobre 2011, le compte à rebours s’est enclenché pour le Conseil national de transition (CNT). Annonçant ces chiffres le 23 mai, le chef du Haut-Commissariat national aux élections (HCNE), Nouri Khalifa el-Abbar, se félicitait d’un premier succès. Le CNT s’est lié par un calendrier strict pour mettre en oeuvre les institutions de la nouvelle Libye, mais il n’a pas respecté ses engagements. Le 28 mai, le chef de l’État, Mustapha Abdeljalil a annoncé un report du scrutin sans fixer de nouvelle date. Les plus pessimistes, arguant de l’inexpérience en la matière du nouveau pouvoir libyen, laissent entendre que l’élection n’aurait pas lieu avant la fin du mois d’août, après le mois de ramadan.
Héritage
Pis encore que la désorganisation liée à la situation postrévolutionnaire, le gouvernement d’Abderrahim el-Keib, chargé d’organiser les élections du CNG, souffre du fonctionnement opaque et des techniques du changement perpétuel hérités des quarante-deux ans de règne sans partage de Mouammar Kadhafi. Les Libyens expliquent leur héritage politique par une histoire populaire. Un vieux paysan se plaint au frère « Guide » des mulots qui dévorent ses cultures. « Je les attrape, les mets dans un sac pour aller les jeter dans un puits, mais en chemin, ils grignotent le sac et finissent par s’échapper », lui explique-t-il. Kadhafi prend la pose et répond : « Rien de plus simple. Quand tu prends tes mulots, ferme bien le sac et agite le très fort. Ne t’arrête pas avant de les avoir jetés dans le puits. » Fatigués de se faire balader par les retournements spectaculaires du « Guide », beaucoup de Libyens aspirent aujourd’hui à des institutions et à des règles stables.
Mécanique électorale
2 728 240 inscrits sur les listes électorales, soit 78 % des 3,5 millions de Libyens en âge de voter, dont 47 % de femmes.
Le Parlement comptera 200 sièges, dont 120 réservés aux candidats individuels (scrutin majoritaire uninominal) et 80 aux candidats des entités politiques (scrutin de liste à la proportionnelle)
Un comité de 60 sages (élus par les membres du Congrès) rédigera une Constitution, qui sera soumise à référendum.
Mais la loi électorale élaborée par le CNT pour le prochain scrutin n’a cessé de changer : quotas pour les femmes imposés puis retirés, nombre de sièges réservés aux partis, conditions du vote et de l’agrément des partis, tout ou presque a changé. Après avoir annoncé 4 000 candidatures, dont près de 650 femmes, le HCNE n’est toujours pas en mesure de fixer une date officielle pour le scrutin. De même, le plus grand flou entoure les critères de validation des candidatures. Adoptée le 4 avril, la Loi n° 26 a institué la Haute Instance pour l’application des critères de transparence et de patriotisme. Créée dans la précipitation, cette institution est chargée de barrer la route aux anciens Kadhafistes qui voudraient se reconvertir dans l’administration publique ou dans des fonctions électives. La hantise de la cinquième colonne a hâté la rédaction de ce texte, aujourd’hui décrié.
Cinquième colonne
L’ONG Human Rights Watch est l’une des premières à tirer la sonnette d’alarme, en demandant aux autorités libyennes de rectifier le texte. Laissant toute latitude à la Haute Instance pour enquêter sur les candidats, il ne donne que peu de critères pour évaluer la transparence et le patriotisme, se contentant de très vagues catégories pour justifier l’exclusion de tous ceux « connus pour avoir vanté le régime du dictateur » ou « qui se sont dressés contre la révolution du 20 février ». Les formulaires de candidature, obtenus par Jeune Afrique, fixent les périmètres de la chasse aux sorcières. Dans un pays encore traumatisé par une guerre civile qui ne dit pas son nom, l’épuration se cache dans la sécheresse toute bureaucratique d’un questionnaire en vingt et un points.
En plus des informations classiques – état civil, nombre de femmes (sic), profession, etc. -, les candidats doivent répondre à un interrogatoire détaillé sur le parcours militant (pendant la révolution) et déclarer sur l’honneur n’avoir jamais occupé de fonction « officielle » sous Kadhafi (sécurité intérieure et extérieure, comités révolutionnaires, congrès et commissions populaires, unions étudiantes). Sont également bannis ceux qui ont « loué le régime précédent », « prôné les idées du Livre vert dans les médias, les manifestations ou les discussions publiques », « commis des crimes politiques » (dont ils s’accuseraient eux-mêmes), « été associés dans un commerce avec l’un des fils du dictateur ou l’un des dirigeants de l’ancien régime », ou dirigé des associations proches de ces derniers. Ces critères sont tellement vagues qu’ils permettraient d’exclure de nombreux responsables actuels au sein même du CNT.
Tentation autonomiste
Loin de cette atmosphère d’inquisition, il régnait, samedi 19 mai, une ambiance euphorique à Benghazi, berceau de la révolution libyenne. Les habitants de la capitale de la Cyrénaïque (Est) ont voté en masse pour choisir leurs représentants. Une première depuis le 17 février 2011. Un mois jour pour jour avant la date limite prévue par la déclaration constitutionnelle d’août 2011 pour le scrutin législatif, il ne s’agissait pas (encore) de désigner les membres du CNG. Le scrutin du 19 mai avait une portée locale, puisqu’il a permis d’élire 41 personnes (dont une femme) pour représenter Benghazi.
La cité a en fait suivi l’exemple de Misrata (Centre), qui avait préempté les futures législatives en organisant unilatéralement un scrutin propre à la ville martyre de la révolution. Benghazi a choisi à la fois son conseil local, composé de 30 élus et 11 nouveaux représentants au sein du CNT. Le choix fait par Benghazi reflète déjà l’ambition croissante de la Cyrénaïque, où s’élèvent des voix demandant ouvertement l’autonomie. La deuxième plus grande ville du pays fait des émules : Zawiya, Tarhouna et Zliten ont annoncé des élections locales dans les prochaines semaines. Un modèle à surveiller de près, en attendant le scrutin national.
Najat Kikhia, au nom du frère
Avec 7 784 voix dans la quatrième circonscription de Benghazi, Najat Rachid Mansour Kikhia est la mieux élue parmi tous les candidats du scrutin du 19 mai à Benghazi. C’est aussi la seule femme. Petite consolation pour les 21 autres candidates, Najat Kikhia siégera au Conseil national avec 10 autres élus, tandis que 30 autres vainqueurs formeront le conseil local de Tripoli, l’équivalent d’une municipalité. Cette professeure de statistiques, plutôt discrète, est la soeur de Mansour Kikhia, diplomate puis opposant à Kadhafi, disparu au Caire en décembre 1993 dans des circonstances non encore élucidées. Najat a dû renoncer à poursuivre ses études dans les années 1980, alors qu’elle avait décroché un master de l’université du Missouri, à cause des activités politiques de son frère. Professeure à l’université de Gar Younès, cette ancienne cheftaine scoute s’est engagée dès les premières heures pour la révolution. Mansour Kikhia est aujourd’hui vengé. Y.A.A.
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