Tunisie : Ennahdha au milieu du gué
À quelques semaines de son congrès, le mouvement islamiste tunisien Ennahdha est soupçonné par sa base de vouloir faire du neuf avec du vieux en privilégiant ses anciens chefs, tandis qu’une partie de l’opinion lui impute la panne socioéconomique du pays et la montée du salafisme. Le parti de Rached Ghannouchi réussira-t-il enfin à faire sa mue en épousant définitivement la modernité ?
Samir a pris ses congés pour battre campagne à l’occasion des élections internes d’Ennahdha, les 26 et 27 mai. Son objectif est de figurer parmi les 1 103 délégués qui auront leur mot à dire lors du 9e congrès du mouvement. Plusieurs fois reporté, l’événement aura finalement lieu début juillet. Après vingt-quatre ans de clandestinité, le moment est historique. C’est le premier congrès de la formation islamiste depuis qu’elle est passée de l’ombre à la lumière. Le parti, qu’on donnait pour moribond avec un millier d’adhérents lors de son 8e congrès, en 2007, a connu une fulgurante renaissance. Mais les militants ne sont pas toujours sur la même longueur d’onde que les dirigeants. « En s’installant au pouvoir, le parti a promu ses anciens chefs, qui étaient, pour la plupart, en exil ou en prison, explique Samir. Ils ne connaissent plus le pays et ont des positions trop fluctuantes. Le congrès doit éclaircir ces points ; la base doit être entendue et, surtout, elle doit participer. »
Les revendications internes et la crainte de perdre le contrôle du parti ont conduit la formation islamiste à opérer un verrouillage.
Les revendications internes et la crainte de perdre le contrôle du parti ont conduit la formation islamiste à opérer un verrouillage. Riadh Chaïbi, président du comité d’organisation du congrès et membre du bureau exécutif, précise que « seuls ceux qui ont plus de dix ans d’ancienneté au sein du parti peuvent présenter leur candidature », ce qui reviendrait à prendre les mêmes. En outre, les objectifs du conclave demeurent flous, puisque Riadh Chaïbi s’est borné à déclarer que « le 9e congrès consacre la rupture définitive avec le passé et [qu’]il constitue une étape privilégiée sur la voie de la consolidation du processus démocratique dans le pays ». Une rhétorique qui n’est pas sans rappeler aux Tunisiens celle de l’ex-parti unique.
Le manque d’alternatives
« La révolution est l’expression de l’échec d’un modèle. Il faut une alternative. Or Ennahdha n’en a pas. Ce parti adhère à des choix fondamentaux déjà éprouvés », estime l’économiste et homme politique Abdeljalil Bedoui. Pourtant, c’est bien au nom du changement qu’Ennahdha a remporté le scrutin du 23 octobre 2011 et se trouve aujourd’hui à l’épreuve du pouvoir. « Pourra-t-elle tenir toutes ses promesses ? Combien de temps encore mettra-t-elle en avant des valeurs comme la patience, la piété, la spiritualité, le culte quotidien et ses manifestations vestimentaires, voire capillaires… en occultant le quotidien très difficile des Tunisiens sur les plans économique, sécuritaire et émotionnel ? » s’interroge le statisticien Hassen Zargouni.
Las d’attendre une amélioration de leur condition socioéconomique, les Tunisiens manifestent régulièrement leur colère, mais ni la Constituante ni le gouvernement ne semblent les entendre. Du coup, les islamistes sont accusés de ne pas savoir gérer le pays, d’autant que l’agence Standard & Poor’s a abaissé la note souveraine de la Tunisie à BB le 23 mai. « Avec 40 % des voix – lors d’un scrutin où l’on a enregistré un taux d’abstention de 40 % -, ils décident des orientations du pays et s’attribuent les portefeuilles les plus importants. Pourtant, ce gouvernement, aussi légitime soit-il, doit juste assurer une transition ; il aurait dû nommer des technocrates, mais l’attrait du pouvoir a été trop fort. Ils veulent s’installer », commente Zakaria, membre du Pôle démocratique moderniste (PDM), tandis que Hamma Hammami, secrétaire général du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), souligne qu’« il aurait suffi de prendre une direction différente en mettant l’accent sur quelques actions prioritaires ».
Éclatement de la troïka
Très discret, Rached Ghannouchi n’intervient publiquement que rarement. Se voulant au-dessus de la mêlée, il n’en orchestre pas moins la médiatisation de son premier cercle.
La visibilité constante d’Ennahdha est due à l’éclatement d’Ettakatol et du Congrès pour la République (CPR), ses alliés de la troïka, qui ne pèsent guère dans les prises de décision. Les islamistes sont au pouvoir et le font savoir haut et fort, quitte à faire l’amalgame entre activités partisane et gouvernementale ; rien ne se fait sans l’aval de leur chef historique, Rached Ghannouchi. Très discret, le président d’Ennahdha n’intervient publiquement que rarement. Se voulant au-dessus de la mêlée, il n’en orchestre pas moins la médiatisation de son premier cercle ; si Radwane Masmoudi, cheville ouvrière du rapprochement avec les États-Unis, a disparu des manchettes de journaux, d’autres poulains, porteurs de ballons d’essai, sont apparus. « Depuis les élections, très régulièrement, un membre d’Ennahdha monte au créneau pour faire réagir l’opinion sur divers sujets, observe un journaliste du quotidien Assabah. On a eu droit à Souad Abderrahim, Habib Kheder, Rafik Ben Abdessalem, Ali Larayedh, Samir Dilou… Ennahdha évalue ainsi les réactions et ajuste sa position. »
L’incontournable "Cheikh Rached"
Incontestable homme fort du pays, Rached Ghannouchi appose, par petites touches régulières, son empreinte sur la politique tunisienne et lance des projets porteurs de changements sociaux. Chaque matin, après la prière de l’aube, il fait le point avec le chef du gouvernement, Hamadi Jebali, dont il a rejeté par deux fois la démission. Il se réunit également chaque semaine avec les dirigeants des partis de la troïka au pouvoir ainsi qu’avec Moncef Marzouki, le chef de l’État, et Mustapha Ben Jaafar, le président de la Constituante. Il veille à ce que les nouveaux responsables des institutions publiques soient tous issus du vivier d’Ennahdha et effectue un minutieux maillage des institutions du pays. Depuis son retour d’exil, en janvier 2011, le chef islamiste a pris de l’envergure. Il est aujourd’hui perçu comme le maître à penser de son mouvement et du gouvernement. Sa force est dans ses interventions publiques, où il prend soin de défendre des positions modérées et pondérées, en avance sur celle des militants. F.D.
Les polémiques autour de la polygamie, de l’adoption, du mariage coutumier ou de l’introduction de la charia dans la Constitution semblent avoir été des leurres, mais la remise en question des médias publics par Lotfi Zitoun, ministre conseiller chargé des Affaires politiques, tout comme la proposition d’Abderrazak Kilani, chargé des relations avec l’Assemblée constituante auprès du gouvernement, de fonder une commission électorale composée de membres des partis au pouvoir touchent à l’indépendance des institutions. Cette proposition a provoqué un tel tollé que Rached Ghannouchi lui-même a annoncé que « le mouvement Ennahdha se rallie à l’idée de créer une instance supérieure indépendante pour les élections loin du système des quotas politiques ».
Les prochaines élections – prévues à la mi-2013 – obsèdent toutes les formations. Celles de l’opposition – qui joue mal son rôle, peine à resserrer les rangs et perd en crédibilité -, mais aussi Ennahdha, qui veut consolider et pérenniser sa position de parti leader. Alors que les Tunisiens croulent sous les difficultés économiques et que le pays n’a pas de visibilité internationale, la campagne préélectorale est déjà lancée et prend des allures de course contre la montre. Faute d’élections municipales – elles auront lieu une fois la nouvelle Constitution adoptée -, Ennahdha a ainsi placé ses hommes à la tête de dix-huit gouvernorats sur vingt-quatre, en dépit des fréquents refus de la population et sans en référer à la Constituante, et à la direction des organismes publics.
Calculs partisans
Les autres partis de la troïka ne pipent mot, même quand, sans raison, Slah Saïdi, patron de l’Institut national des statistiques, est limogé. Kamel Jendoubi, président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), qui a clos ses travaux, insiste « sur la nécessité de laisser les institutions de l’État et les entreprises publiques en dehors des calculs partisans ». Le Parti républicain (coalition de l’opposition) affirme, pour sa part, que « la poursuite des nominations de responsables en fonction de leur allégeance partisane contrevient aux exigences de la transition démocratique et reflète une propension effrénée à s’emparer des rouages de l’État. L’exclusion des compétences ne pourra que détériorer la situation et accentuer les tensions ». Lesquelles sont alimentées par le chômage et l’insécurité. « La démocratie a bon dos. Faut-il qu’il y ait des morts pour que le gouvernement réagisse ? » assène une étudiante agressée à Sejnane par des salafistes. Car ces derniers ne se cachent plus. Pis, Abou Iyadh, chef de la branche djihadiste, multiplie menaces et bras de fer. Tandis que ses troupes ferment des bars à Sidi Bouzid, il a réuni le 20 mai à Kairouan 5 000 supporteurs sur l’esplanade de la Grande Mosquée. Le gouvernement et Ennahdha occultent ou minimisent la portée du problème. Mais face aux dérives et violences de toute sorte, Ali Larayedh, ministre de l’Intérieur, ne pourra plus très longtemps se contenter de déplorer que « des jeunes s’engagent dans de malheureuses aventures », alors que le conseiller du ministre des Affaires religieuses reconnaît l’incapacité de son département à reprendre le contrôle des quatre cents mosquées qu’occupent les salafistes. Les Tunisiens en sont arrivés à se demander : « Qui fait la loi ? Qui l’applique ? L’État ? »
Ennahdha se veut, à des fins électorales, centriste, tout en ménageant son aile extrémiste, menée par Sadok Chourou et Habib Ellouze. Mais, à court terme, elle sera contrainte de choisir ; certains analystes estiment que le changement aura lieu après le congrès. Entre-temps, la population craint que la situation ne devienne incontrôlable.
Ennahdha a su rester dans la course après les élections, mais on lui impute l’échec du gouvernement, dont beaucoup dénoncent l’incompétence.
Encore créditée d’intentions louables, Ennahdha affiche un bilan mitigé. Le parti a su rester dans la course après les élections, mais on lui impute l’échec du gouvernement, dont beaucoup dénoncent l’incompétence. « Le problème de la Tunisie n’est pas d’être ou non islamiste mais de répondre aux demandes des khobzistes [les sans-opinion qui veulent juste gagner leur pain, NDLR] », peut-on lire sur les réseaux sociaux. Si le gouvernement, faute de résultats, perd progressivement la confiance du peuple, Rached Ghannouchi, lui, conserve toute sa popularité : 68 % des Tunisiens le considèrent comme l’homme de la situation. Ses partisans les plus fervents voudraient le voir différer son retrait – qu’il a annoncé à son retour d’exil – et présenter sa candidature au congrès. La société civile, elle, dénonce sa volonté de détruire l’État moderne en réinstaurant l’enseignement religieux à la Zitouna et en voulant créer des fonds similaires aux biens de mainmorte. « C’est à une tradition tunisienne réformiste et à l’oeuvre de Bourguiba qu’il s’attaque », explique une universitaire.
Ennahdha a perdu 12 % de son électorat, mais le mouvement reste puissant avec quelque 50 000 adhérents, plus que tous les autres partis réunis. « Si l’opposition persiste à rester inopérante, le scénario du 23 octobre se répétera », prévient Emna Mnif, militante politique. Avec des élections annoncées pour le 20 mars 2013 – alors que la rédaction de la Constitution n’a aujourd’hui pas dépassé le préambule -, les partis de l’opposition auront un double combat à mener ; récupérer en crédibilité et se faire entendre face au mastodonte de la mouvance islamiste. « Les politiques de tous bords manquent de créativité ; ils sont figés ; aucun n’est assez charismatique pour sublimer la crise actuelle et nous faire rêver, alors que nous en avons terriblement besoin. On se rallierait tous à celui qui saurait le faire », lâche Mejda, une déçue d’Ettakatol.
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