Didier Drogba : une légende ivoirienne

Le pays se cherchait un héros, il l’a trouvé. L’attaquant de Chelsea Didier Drogba a offert la victoire à son club en finale de la Ligue des champions. Enquête sur une icône dont tous aimeraient se revendiquer, mais qui a su rester à bonne distance de la politique.

Supporters de la sélection nationale ivoirienne, dans un quartier d’Abidjan. © Emanuel Ekra/Sipa

Supporters de la sélection nationale ivoirienne, dans un quartier d’Abidjan. © Emanuel Ekra/Sipa

silver

Publié le 4 juin 2012 Lecture : 8 minutes.

Ils crient leur joie, hurlent leur fierté. Nous sommes le 19 mai. Didier Drogba vient de permettre à son club de Chelsea de remporter la prestigieuse finale de la Ligue des champions, à Munich, et dans les rues d’Abidjan on fête la grandeur de celui que Laurent Gbagbo avait surnommé le Petit. En son temps, l’ancien chef de l’État avait aimé suivre les exploits du plus célèbre des attaquants ivoiriens. Il avait pris soin de le recevoir, avec plusieurs autres joueurs, en son palais de Cocody et admirait son charisme. Mais ça, c’était avant. Avant que la guerre éclate. Avant que Gbagbo soit envoyé devant les juges de la Cour pénale internationale (CPI). Avant que la Côte d’Ivoire se cherche un nouveau héros. Elle l’a trouvé.

Les jours suivants, la presse n’a cessé de vanter « son coup de tête surpuissant », de réclamer l’édification d’« une statue à la mesure de son immense talent » et de proclamer, avec des élans christiques, la gloire de Drogba « pour les siècles des siècles »… Le penalty transformé face au Bayern Munich a été fêté avec la même ferveur dans les maquis de Yopougon, quartier d’Abid­jan traditionnellement fidèle à Laurent Gbagbo, que dans les rues d’Abobo, commune réputée acquise au président Alassane Ouattara.

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Les partisans de l’ex-chef de l’État n’ont pourtant pas manqué de rappeler que Drogba était un Bété, comme Gbagbo, et que le village de son père (Niaprahio, dans la région de Gagnoa) était situé non loin de celui du président déchu. Qu’importe si Didier Drogba ne s’y est rendu qu’une seule fois, en 2008, pour assister aux funérailles de sa grand-mère. Dans cette bourgade que le footballeur connaît à peine, on aime rappeler que cela fait longtemps qu’on l’avait surnommé Gbagbadê, « la foudre » – en hommage à la puissance de ses tirs. Le père du joueur lui-même se plaît à raconter que, lorsqu’il était jeune, « on disait au village qu’il y a longtemps, un grand voyant avait prédit la naissance d’un enfant qui serait très puissant et qui rendrait Niaprahio très célèbre. Aujourd’hui, je réalise qu’il s’agit de mon fils ».

Toujours à bonne distance de la politique

Au fil des années, Didier Drogba s’est appliqué à rester à bonne distance de la politique. Pas son père. Dans l’imposante villa qu’il s’est fait construire dans le village d’Akouédo Attié, non loin d’Abid­jan, Albert Drogba raconte comment Gervais Coulibaly, ancien porte-parole de Gbagbo, l’a convaincu de rejoindre Cap-Unir pour la démocratie et le développement (Cap-UDD), un parti proche de la majorité présidentielle de l’époque, et comment il a ensuite été fait directeur de campagne de Gbagbo à Guibéroua, dans la région de Gagnoa. « Didier, se souvient son père, employé de banque à la retraite, ne s’en est pas mêlé. Il n’a pas cherché à me décourager, mais n’a pas non plus voulu me soutenir. » Les proches de l’ex-président ont longtemps espéré que Didier Drogba lancerait un appel en faveur de sa libération et se sont agacés en voyant que rien ne venait. « Ce n’est pas son rôle », tranche son père.

Dans le passé, nombreux sont pourtant ceux qui se sont réclamés de lui. Quand en 2006 Charles Blé Goudé, leader des Jeunes patriotes, publie Ma part de vérité (aux éditions Frat Mat), il écrit que Drogba et lui sont originaires de la même région et qu’il s’en est fallu de peu pour qu’ils jouent au foot ensemble. « Didier » n’a jamais cru bon de se rapprocher de Blé Goudé, mais celui-ci a contourné la difficulté et s’entretenait régulièrement avec Clotilde Drogba, sa mère, que l’on pouvait souvent apercevoir à Cocody auprès des époux Gbagbo.

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Les violences et tensions de ces dix dernières années ont profondément affecté Drogba. En juin 2007, il porte déjà le maillot des Éléphants de Côte d’Ivoire quand il choisit de peser de tout son poids auprès de la Fédération ivoirienne de football pour que le match contre Madagascar, comptant pour les éliminatoires de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), soit disputé à Bouaké, alors « capitale » de la rébellion des Forces nouvelles (FN). Guillaume Soro, le chef des FN devenu depuis président de l’Assemblée nationale, saisit vite la portée du symbole et tente de faire rester Drogba quelques heures de plus dans sa ville, voire d’obtenir une marque de soutien. Peine perdue. Drogba regagne Abidjan dès la fin de la rencontre. « Sa méthode est très simple, résume Guy-Roland Tanoh Assémian, secrétaire général de la Fondation Didier Drogba et ami personnel du footballeur. Il agit toujours dans le cadre de l’équipe. Ça lui permet d’éviter les pièges. »

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Dans sa villa d’Akouédo Attié, près d’Abidjan, Albert Drogba ne cache pas son admiration pour son fils.

© Nabil Zorkot pour J.A.

Ouattara "apprécie son sens des responsabilités"

Drogba n’entretient aujourd’hui pas de rapport particulier avec Soro. Et avec Ouattara ? Guère plus, mais les deux hommes se vouent un respect mutuel. « Alassane apprécie son sens des responsabilités », confie un proche du chef de l’État. Plusieurs mois avant le début de la campagne pour la présidentielle de 2010, celui-ci avait d’ailleurs reçu Drogba chez lui, à sa résidence de la Riviera Golf, à Abidjan. La rencontre avait été organisée par Hamed Bakayoko, devenu depuis ministre de l’Intérieur – Drogba et lui se connaissent depuis plusieurs années. Drogba se fait aujourd’hui construire une grande villa (la première qu’il possédera en son nom en Côte d’Ivoire) non loin de celle de Bakayoko, dans le quartier de la Riviera.

Pendant la crise postélectorale, l’international ivoirien était resté fidèle à cette neutralité revendiquée, mais avait appelé au calme. « Nous sommes particulièrement affectés par les événements qui marquent la Côte d’Ivoire aujourd’hui et en appelons à la raison pour que cesse toute violence, avait-il alors déclaré en tant que capitaine de la sélection nationale. Nous souhaitons faire cet appel solennel à l’apaisement dans notre pays pour éviter de nouvelles vies sacrifiées. »

Une équipe à l’image de la Côte d’Ivoire : souvent divisée…

Le temps n’a pas toujours été au beau fixe au sein de l’équipe ivoirienne, et des querelles ont miné ses performances. Le leadership de Didier Drogba, un Bété du Centre-Ouest, a été contesté par certains joueurs emmenés par les frères Touré, Kolo et Yaya, originaires, eux, du Nord. En 2010, lors de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) angolaise, les tensions entre Drogba et Yaya Touré étaient si fortes que, sur le terrain, le second, qui était l’un des meilleurs éléments du club anglais de Manchester City, rechignait à passer le ballon au premier. Conséquence : les Éléphants ont été éliminés en quart de finale. Les frères Touré et d’autres joueurs formés à l’Académie Mimosifcom, le centre de formation appartenant au club ivoirien Asec Mimosas, ne voulaient pas de Drogba, pur produit de l’école française, comme capitaine. En 2012, lors de la CAN qui s’est déroulée au Gabon et en Guinée équatoriale, les joueurs ont tu leurs querelles. Ils ont fini vice-champions. A.S.K.

Coïncidence ? Lorsqu’elles descendent vers Abidjan pour chasser Gbagbo du pouvoir, début 2011, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) traversent Niaprahio, mais n’y commettent ni violences ni pillages. Les habitants du village en sont persuadés, c’est à la notoriété de la famille Drogba qu’ils le doivent. Albert, le père, est d’accord : « Mon fils est l’une des rares personnes, voire la seule, qui fasse l’unanimité dans tous les camps. » À la même époque, la maison que possède Albert Drogba à Guibéroua est saccagée et les sites internet favorables au Front populaire ivoirien (FPI, ex-parti au pouvoir) relaient abondamment l’information – espérant susciter l’indignation des lecteurs. Albert Drogba affirme aujourd’hui que c’est sans doute parce que la bâtisse abritait le siège local de la Commission électorale indépendante (CEI). Les assaillants étaient probablement des patriotes, pas des membres des FRCI.

Tentative de récupération

Drogba ira-t-il présenter en Côte d’Ivoire la coupe remportée le 19 mai, comme l’avait fait Yaya Touré avec Gbagbo en 2009 après avoir remporté la Ligue des champions avec le FC Barcelone ? Rien n’est moins sûr. Le joueur sait qu’il n’est pas à l’abri d’une tentative de récupération. Il se rappelle qu’il a été très critiqué quand il est apparu aux côtés de Ouattara avant l’ouverture de la dernière CAN. Il se souvient que d’autres l’ont soupçonné d’avoir volontairement fait perdre son équipe en ratant un penalty face à la Zambie, à Libreville, sous les yeux de Ouattara. « En tout cas, si cela devait arriver, explique Guy-Roland Tanoh Assémian, cela renforcerait la cohésion entre les Ivoiriens. »

La cohésion, Drogba dit y tenir. C’est pour cela qu’il a accepté de devenir membre de la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation (CDVR). « Nous voulons la paix, nous voulons que le pays aille de l’avant, se développe. Et je veux faire partie du processus », avait-il affirmé en septembre 2010 en réponse à l’offre de Charles Konan Banny, le président de la Commission, qui savait le profit qu’il pouvait tirer de l’image du double Ballon d’or africain. Mais celui-ci n’a encore assisté à aucune des séances organisées à Abidjan. Officiellement, c’est pour des raisons d’agenda, mais, à l’un de ses proches, Drogba a confié qu’il pensait que « la réconciliation [devait] commencer dans les campagnes ». « C’est là-bas que les clivages sont vraiment forts. En zone urbaine, c’est plus facile. Si je le pouvais, j’irais faire un tour de la Côte d’Ivoire profonde pour amener les uns et les autres à briser le mur de la défiance. »

En attendant, Drogba se montre généreux. En juillet sera posée la première pierre d’un hôpital pour enfants financé par sa fondation à Attécoubé, à Abidjan. Coût estimé : 500 millions de F CFA (plus de 762 000 euros). Au total, cinq établissements de ce type seront également construits à Korhogo (Nord), Man (Ouest), San Pedro (Sud-Est) et Yamoussoukro (Centre). Les 2,5 milliards de F CFA nécessaires sont disponibles, et Paulin Claude Danho, le maire d’Attécoubé, ne tarit pas d’éloges : « Drogba est un personnage essentiel pour la Côte d’Ivoire. Il a réussi par la seule force de son travail. En dépit des tentatives de récupération politique dont il a été l’objet, il est resté ferme sur sa volonté de se mettre au service de ses concitoyens et non d’un groupe. C’est un modèle pour toute la jeunesse africaine. »

Ce geste de Drogba a été médiatisé, mais en Côte d’Ivoire, beaucoup ignorent qu’il a aussi financé pendant huit mois les soins d’un tout jeune enfant né à Abidjan et hospitalisé à Genève. Ils ne savent pas non plus que chaque année il aide des orphelinats et une ONG qui s’occupe d’enfants handicapés à Abidjan, ni qu’il a fait des dons au Sénégal quand de graves inondations ont touché le pays. Mais le capitaine des Éléphants préfère rester discret : la politique, très peu pour lui. Il est un homme libre et compte bien le rester. 

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