L’opposition tunisienne appelle à des élections anticipées

Après des législatives marquées par une abstention record, les adversaires de Kaïs Saïed estiment que le nouveau Parlement n’aura aucune assise populaire et jugent que le président lui-même a perdu sa légitimité. Pour une fois unis, ils appellent à retourner devant les électeurs.

Lors de l’annonce par l’Isie des résultats préliminaires du second tour des législatives, à Tunis, le 29 janvier 2023. © YASSINE MAHJOUB/NurPhoto via AFP

Publié le 31 janvier 2023 Lecture : 6 minutes.

Méthode de comptage alambiquée, séniors extraits de leurs établissements d’accueil pour être conduits aux urnes… Tout a été mis en œuvre pour que le second tour des législatives tunisiennes soit un succès après le revers cuisant du premier tour de décembre 2022. N’auront manqué que les électeurs, en particulier les femmes et les jeunes, sans doute lassés par ce qui est tout de même le onzième scrutin en onze ans.

Résultat : l’abstention caracole en tête avec 88,7 % de non votes et inflige un nouveau camouflet au système Kaïs Saïed, au premier rang duquel l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) dont le président, Farouk Bouasker, menace aujourd’hui d’engager des poursuites contre quiconque dénonce les dérapages de l’Isie.

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Retour de Nidaa Tounes

Le taux de participation officiel est finalement de 11,4 %. Quant au principe de parité, il semble avoir vécu : il n’y a que 25 femmes élues pour 129 hommes. Quant à la composition de la nouvelle Assemblée, beaucoup y voient un camouflet pour la démocratie. L’hémicycle accueille une soixantaine de partisans de Nidaa Tounes, parti fondé par le président défunt Béji Caïd Essebsi, au pouvoir de 2014 à 2019, ainsi que six élus proches du rappeur K2Rhym, l’ancien gendre de Zine el-Abidine Ben Ali, et probablement autant d’indépendants dans la mouvance du Parti destourien libre (PDL). Le parti Echaab, l’un des rares à ne pas avoir boycotté le scrutin et qui soutient Kaïs Saïed, n’obtient que 14 sièges sur les 161 à pourvoir.

S’il est difficile à décrypter du fait du mode de scrutin uninominal, le nouveau rapport de force au sein du Parlement paraît donc aussi singulier qu’inattendu, alors que beaucoup s’attendaient à ce que la nouvelle Assemblée soit largement dominée par des partisans du président. Peu de triomphalisme en tout cas chez les nouveaux élus : la plupart sont bien conscients du fait que la Constitution a considérablement réduit leur rôle.

Du petit lait pour l’opposition. Elle qui d’habitude s’entredéchire prédit d’une seule voix l’échec d’un Parlement sans assise populaire. Et, surtout, dénonce la perte de légitimité du président.

Kaïs Saïed avait utilisé tous les moyens, dont un code électoral très restrictif, pour écarter les partis politiques et les empêcher de participer aux élections. Une attitude qui avait surpris : même après son coup de force institutionnel du 25 juillet 2021, le président avait continué à jouer le jeu de la démocratie et n’avait jamais manifesté d’aversion pour les partis.

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Une étape à été franchie lors de l’organisation du scrutin législatif : la plupart des mouvements associés au pouvoir durant la dernière décennie s’en sont trouvés exclus. Le président a presque vidé la scène politique, ne conservant que quelques partis, essentiellement de tendance nationaliste arabe et inspirés des gauches du Moyen-Orient dans les années 1970. Ses partisans ont bien tenté de se fédérer autour du Mouvement dit « du 25 juillet » et d’en faire la base du « parti du président », mais même cette initiative a tourné court.

Majorité sans ténors

Avec les dernières législatives, Kaïs Saïed comptait sur le scrutin uninominal pour obtenir un hémicycle acquis à sa cause et portant son projet. Il n’en sera pas tout à fait ainsi. Dans la confusion qui a prédominé durant la campagne électorale, nul ne sait quel est le programme ou l’appartenance politique des nouveaux élus. « Aux anciens de Nidaa Tounes, il faudra ajouter quelques islamistes encore anonymes », prévoit un ancien député, qui estime que l’Assemblée pourrait donner du fil à retordre à l’exécutif, même si sa marge de manœuvre est étroite. En tout cas, poursuit-il, « les partisans de président feront bloc »,  même si leurs ténors ne seront pas sous la coupole : Ahmed Chaftar, membre phare de la campagne explicative du système politique imaginé par Saïed, dont il est proche, a été défait dans sa circonscription de Zarzis (Sud).

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Parmi les soutiens du président, on relativise. Pour Abdi Briki, du mouvement Tunisie en avant, la tendance à l’abstention est mondiale. Quant à l’ancien bâtonnier et nouveau député, Brahim Bouderbala, il remercie simplement « les patriotes qui se sont déplacés ».

Le discours est logiquement très différent au sein des partis opposés à Kaïs Saïed. Chez Ennahdha, ancien parti dominant accusé de mauvaise gouvernance durant les dernières législatures, on considère que l’Assemblée nouvellement élue, au vu de la faible participation, « n’a pas le droit d’exercer le pouvoir législatif au nom du peuple ni au nom des électeurs ». Le parti islamiste appelle donc le chef de l’État à démissionner et à organiser une présidentielle anticipée pour éviter l’effondrement du pays.

Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL) et ennemie déclarée d’Ennahdha, rejoint les islamistes sur ce point après avoir fait un bilan sans appel de la participation électorale et conclu à « l’effondrement du mythe de la popularité de Kaïs Saïed », ainsi qu’à l’absence d’adhésion au projet du président. Habituée à faire cavalier seul, celle qui se pose en opposante numéro un déclare même, pour la première fois, qu’elle adhérerait à un processus intègre et transparent, et accepterait la volonté du peuple.

Appel à des élections anticipées

D’autres partis – Attayar, le Parti des travailleurs, Al Qotb, Al Joumhouri et Ettakatol – s’accordent pour dénoncer la responsabilité juridique et politique de Kaïs Saïed et de l’Isie – dont le président a désigné les membres – dans la gestion du processus électoral. Ils évoquent le manque de transparence de l’instance de supervision, sa volonté d’éloigner médias et observateurs des bureaux de vote, ce qui a créé un climat de suspicion qui serait « une des raisons de la crise ». Tous en concluent que le processus électoral s’en est trouvé « défiguré » et que le président y a perdu sa légitimité.

Au Front de salut national, Ahmed Néjib Chebbi prédit que le nouveau Parlement ne sera reconnu ni par les citoyens ni par les partis. Il accuse le président Saïed de chercher à renforcer son emprise sur le pays en mettant en place une « fausse légitimité » plutôt que de s’attaquer à la crise économique. Comme le reste de l’opposition, Ahmed Néjib Chebbi appelle à des élections législatives anticipées. Mais il relève aussi que « Kaïs Saïed ne tire pas de conclusions. Il considère qu’il ne s’est rien passé ».

Ahmed Néjib Chebbi, leader du Front de salut national, lors d'une conférence de presse, le 29 janvier 2023. © FETHI BELAID/AFP

Ahmed Néjib Chebbi, leader du Front de salut national, lors d'une conférence de presse, le 29 janvier 2023. © FETHI BELAID/AFP

Dans ce contexte de crise, le faible taux de participation pourrait contribuer à donner plus d’écho à l’initiative de sauvetage économique conduite par le principal syndicat du pays, l’UGTT, conjointement avec la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) et l’Ordre des avocats.

Une initiative dont le président ne semble pour l’instant tenir aucun compte, mais jusqu’à quand ? « Même s’il ne veut pas entendre les propositions des partis ou celles des organisations nationales, Kaïs Saïed devra tenir compte du verdict des urnes que les Tunisiens ont prononcé en décembre et réitéré en janvier », commente un membre du collectif citoyen Soumoud.

Deux ministres limogés

Faut-il y voir un début de réaction ? Lundi 30 janvier dans la soirée, Kaïs Saïed a décidé « un remaniement partiel en nommant Mohamed Ali Boughdiri ministre de l’Éducation » en remplacement de Fethi Sellaouti, a annoncé un communiqué de la présidence. Le ministre de l’Agriculture Elyes Hamza a été remplacé par un général, Abdelmomen Belati, a ajouté la présidence. Aucune explication n’a été donnée mais la décision intervient dans un contexte de pénuries de produits de base, dont le lait, et de grèves sporadiques dans l’enseignement.

Début janvier, le président avait déjà limogé la ministre du Commerce Fadhila Rebhi Ben Hamza et Fakher Fakhfakh, le gouverneur de Sfax, deuxième ville du pays, engluée depuis des mois dans une crise autour de la gestion de ses déchets.

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