Cinéma – Yousry Nasrallah : « Je ne me suis jamais senti aussi libre »

Le cinéaste égyptien Yousry Nasrallah, en compétition pour la Palme d’or, est arrivé à Cannes sans ses affaires, mais avec un film éminemment politique sur la révolution, dont les soubresauts continuent d’agiter son pays. Notre envoyé spécial l’a rencontré sur la plage.

Le réalisateur égyptien avec son actrice principale, Menna Shalaby. © Anne-Christinne Poujoulat/AFP

Le réalisateur égyptien avec son actrice principale, Menna Shalaby. © Anne-Christinne Poujoulat/AFP

Renaud de Rochebrune

Publié le 25 mai 2012 Lecture : 5 minutes.

Rendez-vous a été pris ce matin-là avec Yousry Nasrallah sur la plage privée de l’hôtel Majestic, non loin des fameuses marches du Palais des festivals, où logent une bonne partie des producteurs, réalisateurs et acteurs venus présenter un film au Festival de Cannes. Nous sommes à la veille du jour J, celui de la projection officielle dans l’immense salle Louis Lumière de Après la bataille, le seul film africain – le second en quinze ans ! – et le seul film politique en compétition pour la Palme d’or cette année. Est-ce pour cela que la figure de proue du cinéma égyptien depuis la disparition de Youssef Chahine, dont il fut l’assistant et le scénariste, a l’air inquiet, tirant nerveusement sur sa cigarette ? « Pas du tout ! Quelle désinvolture, cette compagnie aérienne ! Je les hais ! » Classique problème de bagages dont s’occupe son attachée de presse. Vous avez perdu une valise ? L’humour bien connu du cinéaste reprend vite ses droits : « Ce n’est pas moi qui l’ai perdue, ce sont eux qui l’ont perdue ! » corrige-t-il en riant, cette fois totalement décontracté.

Cela pourrait lui paraître bizarre d’être là, au bord de l’eau, si loin de son pays, à écouter le bruit des vagues alors qu’il vient montrer un film sur cette « révolution égyptienne » qui le concerne tant et qui semble aujourd’hui en danger à la veille de l’élection présidentielle. « Pas du tout. Il y a des gens qui pensent sans doute que c’est bizarre d’avoir tourné un film au lieu de se préoccuper de graves enjeux immédiats ou de participer aux manifestations. C’est une manière de dire que l’art est moins important que la révolution ou que le sort des masses, et que, si l’on fait du cinéma dans une telle situation, il faut se consacrer seulement au documentaire et pas à la fiction. Mais accepter cela, ce serait faire l’apologie de la stérilité, et ce serait la meilleure façon de rendre la révolution antipathique. Je suis ici, et c’est important, pour défendre un film qui parle de ce qui se passe dans mon pays et pour défendre le cinéma égyptien. À un moment où on attaque le cinéma, comme le chant. Je ne suis pas éloigné du terrain, bien au contraire. »

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"L’actualité, oui, c’est la télévision"

Tourner un film dont la matière est puisée dans l’actualité, n’est-ce pas prendre le risque d’être vite dépassé par les événements, avant même sa sortie en salle en septembre ? L’actualité, n’est-ce pas le champ de la télévision ? « L’actualité, oui, c’est la télévision. Mais l’art demande une implication totale dans ce qu’on veut raconter. Et quand on est totalement impliqué dans quelque chose de grand, d’important, comme cette révolution, qui vous procure tellement d’émotions et d’excitation, on a envie de le raconter. C’est quand même mon métier de raconter des histoires ! D’ailleurs, même si la situation changeait du tout au tout, ce que j’ai tourné permettrait de comprendre comment c’est arrivé. » Voilà le militant du septième art qui prend le pas sur le militant politique.

Ce genre de cinéma n’est pas si fréquent, non ? « Je n’ai pas réinventé la roue. Il y a quelqu’un de formidable qui l’a fait dans les années 1940 et 1950, et dont je me suis inspiré. Il s’appelle Roberto Rossellini et il a tourné de grands films comme Allemagne année zéro ou Paisà, en acceptant que la réalité fournisse plus de questions que de réponses. »

Effecti­vement, l’on s’interroge. Pourquoi avoir centré le film sur l’affaire des cavaliers contre-révolutionnaires venus des pyramides qui chargèrent les manifestants de la place Al-Tahrir ? Pourquoi avoir situé l’intrigue dans le camp des perdants, alors même que l’on est résolument de l’autre côté de la barricade ? « D’abord, tout cinéaste que je suis, je me suis fait avoir par les images. J’ai vu sur la place, puis à la télévision, les cavaliers mener la bataille place Al-Tahrir et j’ai cru – j’en étais sûr à 100 % – qu’ils étaient armés de couteaux. J’ai peu après été contredit par celui qui allait devenir l’acteur principal de mon film, Bassem Samra, qui est de leur quartier à Nazlet el-Sammam, à côté de Gizeh. Face à mes certitudes, il m’a dit : "On parie !" J’ai alors disséqué les images de YouTube avec un véritable oeil de cinéaste et j’ai constaté qu’il avait raison. Les gens armés sont venus après. On a mis toute la contre-révolution sur le dos de ces cavaliers à cause de leur arrivée spectaculaire, et je me suis dit que si ce qu’on avait retenu était faux c’était que cette image en cachait une autre, une image dégueulasse, une manipulation, et qu’il fallait aller y voir de plus près. »

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"Voter oui" au référendum, "c’était dire oui à l’islam"

Ce n’était pas la seule raison, évidemment. « Il y avait aussi, au même moment, la question du référendum sur la Constitution. Nous, les libéraux, étions contre ce scrutin où l’on nous demandait de dire oui ou non à un simple aménagement constitutionnel. Alors que normalement, après une révolution, on discute de la délimitation de tous les pouvoirs et des fondements de l’État. Le non n’a obtenu que 23 %, et les Égyptiens ont voté à 77 % pour le oui. Sans doute parce que les islamistes ont dit que voter oui, c’était dire oui à l’islam. Mais aussi parce qu’ils pensaient ainsi garantir leur sécurité dans une situation inquiétante, préférant rester dans une société clanique, exactement comme les cavaliers qui étaient avant tout inquiets de perdre leur gagne-pain. C’est pourquoi ces derniers me paraissent représentatifs d’une majorité des Égyptiens. »

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Les deux principaux héros du film, Mahmoud, le cavalier illettré, méprisé pour avoir été désarçonné et battu par les révolutionnaires, et Rim, la jeune femme enivrée par les événements, sont pourtant deux intrus. « Rim, en effet, est une femme moderne, douée dans son métier, mais avec une vie privée catastrophique. Elle se cherche une place, et sa présence chez les cavaliers est aussi bizarre que l’avait été celle de ces derniers place Al-Tahrir. Tout comme est bizarre la rencontre de ces personnages. Grâce à la révolution, les barrières sociales ont pu disparaître un moment. »

Cette première sélection en compétition, avec un film atypique, à Cannes, où Nasrallah n’était venu qu’en invité avec sa saga palestinienne La Porte du soleil en 2004, puis l’an dernier pour Dix-Huit Jours, ne serait-elle pas plus politique qu’artistique ? « Sans le moindre doute », répond le cinéaste sans se vexer. Mais, souriant, il ne joue pas la fausse modestie pour autant : « J’ai été d’autant moins étonné que j’ai déjà fait de bons films et que celui-ci, s’il est atypique, est le plus beau de tous. Je ne me suis jamais senti aussi libre en tournant, et cela se voit sans doute sur l’écran. » C’est en effet le cas. 

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Renaud de Rochebrune, envoyé spécial à Cannes

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