Naceur Aouini : « Chokri Belaïd, plus qu’un symbole, une cause »

Il y a dix ans, le 6 février 2013, Chokri Belaïd était assassiné. L’un de ses proches, l’avocat Naceur Aouini, revient sur les jours qui ont suivi la mort du leader de gauche et raconte le combat mené, depuis, pour identifier et faire condamner les coupables.

Chokri Belaïd, le 31 août 2012. © HAMMI/SIPA

Publié le 5 février 2023 Lecture : 5 minutes.

Avocat et militant de gauche, Naceur Aouini est devenu célèbre le soir du 14 janvier 2011. Bravant le couvre-feu, il était apparu sur une vidéo mise en ligne, hurlant un incrédule « Ben Ali s’est enfui ! » sur l’avenue Bourguiba, où s’était tenues les manifestations qui avaient eu raison du régime quelques heures plus tôt.

Deux ans plus tard, l’assassinat du leader de gauche, Chokri Belaïd, dont il était l’un des proches, fut pour lui un point de non retour, scellant ses convictions politiques et l’amenant à se lancer dans une quête de la vérité, qu’il engagea avec un collectif de confrères. Pour Jeune Afrique, il revient sur cette journée du 6 février qui a bouleversé sa vie.

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« En décrochant le téléphone, le 6 février 2013, à 7h50, j’était loin d’imaginer que ma vie en serait totalement changée. Nizar Snoussi, un confrère et ami, m’annonce que Chokri Belaïd, dont il est l’un des intimes, venait d’être abattu et conduit à la clinique d’Ennasr. Sur le moment, je ne cherche pas à comprendre, je ne demande ni comment ni pourquoi. Pour l’heure, je me précipite au chevet de l’ami et j’en oublie un peu l’homme politique et son combat. Nous savions tous que Chokri était menacé. Lui-même le savait, et avait adapté sa vie en conséquence. Il dormait toujours chez des amis, sauf la veille, car il voulait retrouver ses filles, qui lui manquaient.

Dans les semaines et les jours qui ont précédé ce funeste 6 février, le crescendo de tensions lors des déplacements de Chokri, ou à la suite de ses prises de position à la télévision, était devenu notable. Pour beaucoup d’opposants aux islamistes, c’était la preuve qu’en dénonçant l’émergence de l’extrémisme et en évoquant publiquement la responsabilité d’Ennahdha, Chokri avait touché un point sensible et dérangeait au point d’être une cible à éliminer.

Vague de colère

La foule, à la fois calme et fébrile, attend une déclaration des médecins. Les regards perdus et les larmes disent le pressentiment que l’issue ne pouvait qu’être fatale. Puis une rumeur lointaine et un cri : « Chokri est mort ! » C’est officiel et je n’y crois toujours pas. De nombreuses images s’entrechoquent dans mon esprit : j’étais encore élève quand je l’ai rencontré, à Sfax (Centre-Est), en 1988. Il était militant à l’Union générale des étudiants de Tunisie (UGET) et m’a initié à la politique. Surtout, j’ai eu le privilège de devenir, au fil des années, l’ami de cet homme rare au point de partager avec lui et Faouzi Ben Mrad, qui décèdera deux mois plus tard, un cabinet d’avocats.

Ce 6 février, tout un pays pleure, le chagrin est aux aguets, en embuscade, mais je l’ignore et reporte au lendemain ce rendez-vous inéluctable. Devant moi, sur le parvis de la clinique, une déferlante de colère secoue la foule accourue dès que la nouvelle s’est répandue, les slogans fusent et désignent spontanément « les islamistes d’Ennahdha et leur chef Rached Chanouchi » comme responsables du crime.

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Ils n’ont peut-être pas appuyé sur la gâchette, mais c’est tout comme à force d’appeler à la violence. Pour ceux qui connaissaient en détails les menaces reçues par Chokri, cette accusation est logique. Je me surprends à en faire état au micro de plusieurs médias. J’agis en mode automatique, je réponds à mes camarades et aux amis, mais je ne suis pas là, je suis d’abord révolté, meurtri, mais je ne savais pas combien j’étais proche de la vérité.

Cette vérité, nous avons été spontanément plusieurs à joindre nos efforts pour la mettre au jour. C’est bien la bonne expression tant elle était ensevelie sous d’innombrables mensonges et manipulations. Cette longue quête encore inachevée a été un exutoire à la peine et aussi une manière d’être non seulement fidèles à notre promesse de faire la lumière sur le premier crime politique commis après la révolution et qui dépasse la simple appellation d’affaire d’État. Chokri était toujours l’ami vivant à jamais dans nos mémoires, mais il était devenu plus qu’un symbole, une cause.

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Acharnement et devoir de mémoire

Personnellement, j’y ai consacré 60 % de ma vie depuis 2013. C’est justement ce qui nous a réuni pendant dix ans, au cours desquels nous avons travaillé collectivement à débusquer la vérité en comptant sur des amis, en recoupant la moindre information et surtout en luttant contre toutes les manœuvres dissuasives, notamment du procureur de la République, Béchir Akremi, qui a éparpillé les éléments à charge sur plusieurs dossiers dans différentes juridictions et refusé de traiter les assassinats, dont celui du député et dirigeant politique nationaliste arabe, Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, comme une seule affaire.

Notre acharnement à faire de la vérité un devoir de mémoire pour honorer celle de Chokri, l’homme et le leader, nous a permis de travailler et de nous relayer dans une sorte de clandestinité. Ce collectif qui a agi en symbiose sans jamais plier est le plus bel hommage qui pouvait être rendu à Chokri.

Nous avons progressivement reconstitué des pans entiers de ce qui s’était tramé durant cette période et retrouvé les aveux de ceux qui ont jeté, au large de Radès, dans le golfe de Tunis, les armes qui ont tué Chokri et Mohamed Brahmi. Le réseau qui s’est constitué accomplit un travail de fourmi et ne lâche rien, si bien qu’il est remonté jusqu’à l’officine secrète d’Ennahdha et a identifié une grande partie de son organigramme.

À la faveur de toutes ces avancées, d’une mobilisation tacite de certains magistrats ou sécuritaires, mais aussi du discrédit qui frappait Ennahdha, les liens entre les accusés et d’autres personnes ont pu être mis en exergue et inclus dans les enquêtes.

Nous avançons vers la vérité et l’activation de la justice pour l’identification et la poursuite de tous les coupables, y compris les commanditaires. Une tâche titanesque qui n’effraie pas les hommes et les femmes de bonne volonté, surtout que la relève est là. Des jeunes avocats, qui étaient encore lycéens en 2011 et qui n’ont pas eu l’opportunité de connaître Chokri, ont rejoint le collectif et confirmé que la cause Chokri Belaïd et le combat pour la vérité transcendent la barrière du temps et les écueils politiques. Mais rien ne pourra combler cette sensation d’une absence abyssale dans un pays en délitement. »

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