Côte d’Ivoire : toute l’enquête sur le nouveau scandale des déchets toxiques
En 2006, l’affaire des déchets toxiques déversés à Abidjan avait failli emporter le gouvernement. Six ans plus tard, trois personnalités sont montrées du doigt. Elles sont soupçonnées cette fois d’avoir détourné une partie des indemnités dues aux victimes. Suite à la parution de l’enquête – dont vous pourrez lire le texte entier ci-dessous – dans « Jeune Afrique » (2680, du 20 au 26 mai), le ministre de l’Intégration africaine, Adama Bictogo, a été limogé.
On croyait le scandale enfoui dans la boue des décharges abidjanaises, mais le voici qui remonte à la surface et empoisonne la vie de trois personnalités ivoiriennes. Trois hommes qui sont soupçonnés d’avoir détourné une partie des indemnités qui auraient dû être payées aux victimes de la pollution causée par le déversement de déchets toxiques à Abidjan, en août 2006. Leurs noms sont inscrits en lettres majuscules sur le rapport d’enquête de la police économique et financière. Il y a là Claude Gohourou, un leader étudiant qui, plusieurs mois durant, s’est improvisé représentant des victimes, Cheick Oumar Koné, président de l’Africa Sports, l’un des clubs de foot les plus célèbres de Côte d’Ivoire, et Adama Bictogo, ministre de l’Intégration africaine, [limogé suite à la révélation de ce scandale, le 22 mai. NDLR] très impliqué dans la résolution de la crise malienne.
Selon les enquêteurs, il y en aurait pour 4,65 milliards de F CFA (plus de 7 millions d’euros). Le rapport remis au procureur de la République, Simplice Koffi Kouadio, le 16 février dernier, recommande l’ouverture de poursuites judiciaires à l’encontre des intéressés pour « faux, usage de faux, détournement de fonds, recel et complicité ». Le 16 mai, des manifestants ont réclamé leur arrestation à Abidjan et ont été reçu par la ministre déléguée à la Justice. Six ans après les faits, le scandale menace de virer une nouvelle fois à l’affaire d’État.
Décharge d’Akouedo, à Abidjan, le 17 septembre 2006. Des déchets toxiques y ont été déversés un mois plus tôt.
© Kambou Sia/AFP
Pour comprendre les dessous de cette affaire, retour à Londres, le 4 juin 2010. Mory Cissé, 38 ans, se présente au 2, Marsham Street devant la représentante du Home Office, la juridiction en charge des demandes d’asile. Traqué pendant des semaines, ce juriste ivoirien à l’allure plutôt frêle a réussi à quitter son pays après un long périple qui l’a fait traverser, la peur au ventre, le nord de la Côte d’Ivoire, le Mali et le Sénégal.
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Éberluée
Ce jour-là, devant la fonctionnaire éberluée, Mory Cissé déballe toute l’histoire. Il lui raconte le premier scandale des déchets toxiques. Lui explique comment le Probo Koala, un navire affrété par la société néerlandaise Trafigura mais battant pavillon panaméen, a jeté l’ancre dans le port d’Abidjan le 19 août 2006. Comment sa dangereuse cargaison – 528 m3 de sulfure d’hydrogène, d’organochlore et d’autres déchets toxiques venus d’Europe – a été déversée sans précaution dans plusieurs décharges d’Abidjan. Comment des milliers de personnes ont, les jours suivants, envahi les hôpitaux de la capitale économique ivoirienne, se plaignant de diarrhées, de saignements de nez, d’éruptions cutanées, de céphalées et de vomissements. Comment la justice ivoirienne avait fait le lien entre cette pollution et la mort de 17 personnes (en décembre 2009, la BBC a été condamnée pour diffamation et a dû verser 28 000 euros à Trafigura après avoir affirmé que la société néerlandaise était responsable de ces problèmes de santé).
S’il y a un trop-perçu, je le rembourserai
Adama Bictogo, ministre de l’Intégration africaine
La fonctionnaire britannique a parfois du mal à suivre, mais la voici plongée au coeur du plus grand scandale écologique et sanitaire de Côte d’Ivoire. À l’époque, poursuit Mory Cissé, c’est Charles Konan Banny qui est à la tête du gouvernement. Il remet la démission de son équipe au président Laurent Gbagbo, qui monte une cellule de crise et saisit les tribunaux. Au final, seuls des seconds couteaux sont inquiétés. La société Trafigura effectue un premier versement de 100 milliards de F CFA à l’État pour dédommager les victimes.
À Abidjan, Mory Cissé est déjà entré en scène. En novembre 2006, il a été engagé par le cabinet juridique Leigh Day, dirigé par un ancien de Greenpeace, Martyn Day. Alerté par ses ex-collègues qui travaillent toujours pour l’ONG de défense de l’environnement, Martyn Day s’est emparé de l’affaire à ses débuts. Son objectif est de rassembler les victimes pour contraindre Trafigura à payer davantage.
Pendant trois ans, Mory Cissé contacte un à un les représentants des victimes et recueille les témoignages. Le cabinet britannique a prévu de porter plainte contre Trafigura devant le tribunal de Londres. Soucieuse d’éviter une mauvaise publicité, l’entreprise engage finalement des pourparlers et signe un accord avec Leigh Day. On est en septembre 2009. Leigh Day est chargé d’indemniser près de 30 000 victimes pour un montant de 22,5 milliards de F CFA. Les fonds sont transférés à la Société générale de banques en Côte d’Ivoire (SGBCI) à Abidjan. Ne disposant pas de comptes en banque, les victimes reçoivent des cartes magnétiques et des codes pour toucher l’argent qui leur a été promis (750 000 F CFA chacune).
Intimidation
La préparation de l’indemnisation est en cours lorsque survient un nouveau coup de théâtre. Le 22 octobre 2009, la justice ivoirienne ordonne le séquestre (c’est-à-dire le blocage) des fonds à la demande de la Coordination nationale des victimes des déchets toxiques (CNVDT), qui souhaite prendre le contrôle de la distribution. Derrière cette démarche, Claude Gohourou, le premier des trois suspects de détournement. Destitué de la présidence du collectif des victimes d’Abidjan sud, Gohourou a monté en toute hâte, deux mois plus tôt, cette nouvelle association qui ne rassemble pas plus de 1 500 personnes. Il se prévaut d’appuis en haut lieu et exige la mise à disposition de la totalité des 22,5 milliards de F CFA.
« Cheick Oumar Koné, le patron de l’Africa Sports [et deuxième des suspects, NDLR], m’a alors contacté, explique Mory Cissé. Il m’a dit qu’il était en relation avec le ministre de l’Intérieur et le président du tribunal de première instance d’Abidjan. Il m’a assuré qu’il pouvait obtenir le déblocage des fonds, mais réclamait en échange une commission de 8 % sur toutes les transactions. »
Leigh Day refuse et alerte les médias. À Abidjan, la tension monte et les Jeunes patriotes multiplient les manoeuvres d’intimidation contre les employés ivoiriens de Leigh Day. Mory Cissé reçoit une convocation de la Direction de la surveillance du territoire (DST), à laquelle il ne répond pas. Menacé de mort, il choisit de s’enfuir avec l’aide du cabinet britannique, qui fait toutes les démarches pour lui permettre d’obtenir l’asile à Londres.
Sur le terrain, Leigh Day poursuit néanmoins la bataille juridique contre la CNVDT de Claude Gohourou. L’affaire fait du bruit et le chef de l’État ne souhaite pas qu’elle soit étalée au grand jour à quelques mois de la présidentielle. En janvier 2010, des représentants de Leigh Day sont convoqués à la résidence de Laurent Gbagbo à Cocody. Ils y sont reçus par Simone Gbagbo et le ministre de l’Intérieur, Désiré Tagro. Ils leur demandent de trouver un terrain d’entente avec Gohourou.
Entre alors en scène Adama Bictogo, le troisième homme épinglé par les enquêteurs, en février. À l’époque, il dirige le cabinet de consulting MBLA. Il est approché pour mener une médiation entre les deux parties. Son travail aboutit, le 20 mars 2010, à la signature d’un protocole d’accord qui donne à l’association de Gohourou le contrôle du processus de dédommagement des victimes, sous la supervision de Leigh Day. Les indemnisations reprennent. Près de 23 000 victimes sont censées avoir été payées. Mais Leigh Day et Gohourou ne s’entendent pas et la CNVDT est chargée d’achever seule la tâche. Au grand dam des autres plaignants. « Claude Gohourou a détourné l’argent, assure Charles Koffi, président du Réseau national pour la défense des droits des victimes des déchets toxiques de Côte d’Ivoire [Renadvidet-CI]. Pour percevoir une indemnité, elles devaient s’engager à lui en donner la moitié ! »
Fin 2010, la crise postélectorale éclate et interrompt l’indemnisation. Leigh Day doit attendre la chute de Laurent Gbagbo pour repasser à l’offensive et procéder, via un cabinet juridique ivoirien, à la saisie des comptes de la CNVDT ouverts à Access Bank. La somme de 4,65 milliards de F CFA y a été déposée. Selon les conclusions de la police économique et financière, 2,6 milliards ont ensuite été virés sur le compte d’une certaine Awa N’Diaye, épouse M’Baye. Or cette dernière assure que l’argent a été utilisé au profit de Cheick Oumar Koné. Toujours selon la police, 600 millions de F CFA ont également été prélevés sur ce compte ouvert à Access Bank pour payer la médiation d’Adama Bictogo et de ses collaborateurs.
Attaques
Pour les enquêteurs, cela ne fait aucun doute : il y a détournement de fonds. Ce que réfute l’intéressé. « Nous avons passé deux mois à rapprocher les parties en 2010, explique Adama Bictogo. La CNVDT a rétribué ma société, comme il était convenu, pour la prestation fournie.
Où est passé l’argent
Depuis 2006, la société Trafigura a effectué plusieurs versements pour un montant total de 133 milliards de F CFA (plus de 203 millions d’euros). Mais à qui ces sommes sont-elles allées ? L’État a reçu 100 milliards de F CFA en février 2007 pour dédommager près de 100 000 victimes ; officiellement, 60 000 d’entre elles auraient reçu une indemnité, mais les associations ont des doutes. Elles ont récemment demandé un audit judiciaire et la reprise des dédommagements. En septembre 2009, Trafigura a procédé à un nouveau versement de 22,5 milliards de F CFA pour le dédommagement de 30 000 victimes supplémentaires, ?et c’est une partie de ce dernier décaissement qui aurait donc été détournée. À noter enfin qu’en avril 2008 la société néerlandaise avait effectué un versement de près de 10,5 milliards de F CFA au profit de l’État, destiné aux opérations de dépollution.
J’ai demandé à mes collaborateurs d’engager des discussions avec les associations de victimes, et s’il y a un trop-perçu, je m’engage à le rembourser. » Selon son entourage, ces attaques seraient pilotées par le ministère de l’Intérieur sur fond de rivalité politique. « L’ascension de Bictogo ne plaît pas à tous ses camarades du Rassemblement des républicains [RDR, parti au pouvoir], explique un de ses proches. En le faisant chuter, c’est un éventuel candidat à la succession du président Ouattara que l’on écarte. »
Charles Koffi, le représentant des victimes, dit ne pas vouloir la tête du ministre, mais souhaite qu’il rembourse ses émoluments. « L’accord de 2010 a été passé avec la CNVDT sans que les autres associations de plaignants soient consultées », explique-t-il. Devant l’inertie de la justice ivoirienne, Koffi a adressé, le 17 avril, un courrier au chef de l’État. Il lui demande de « tirer toutes les conséquences juridiques » des conclusions de l’enquête. En réponse, les autorités proposent… la tenue d’un séminaire sur les déchets toxiques pour faire « l’état des lieux de ce drame humanitaire et dégager des perspectives ». En portant leurs revendications dans la rue et devant les caméras de télévision, les victimes entendent rappeler au chef de l’État qu’en 2006 il avait demandé que toute la lumière soit faite sur cette affaire.
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