Un film à la mémoire d’Emmett Till

L’assassinat de cet adolescent noir dans le Mississippi en 1955 fut l’un des catalyseurs du mouvement des droits civiques. Le long-métrage de Chinonye Chukwu documente ces années de lutte des Africains-Américains pour l’égalité et la justice.

Jalyn Hall et Danielle Deadwyler dans les rôles d’Emmett et Mamie Till. © Orion pictures/Universal Pictures

eva sauphie

Publié le 8 février 2023 Lecture : 7 minutes.

Mars 2022, le président américain Joe Biden signe la loi Emmett Till faisant du lynchage un crime fédéral. Cette loi porte le nom d’un adolescent noir de 14 ans, torturé et tué dans le Mississippi en 1955. Elle est l’aboutissement d’années de lutte menées par les activistes africains-américains, comme ceux de l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP). Et autres figures politiques locales et nationales, à l’instar du Dr Theodore Roosevelt Mason Howard (T. R. M. Howard). « Un héros de la lutte pour les droits civiques, dont je n’avais jamais entendu parler avant de faire mes recherches pour le film », confesse Chinonye Chukwu, réalisatrice américaine d’origine nigériane qui signe ce drame inspiré de faits réels sobrement intitulé Emmett Till.

« T. R. M. Howard était un multimillionnaire qui s’est construit seul et qui a utilisé son argent au service de la cause des Noirs, pour les accompagner dans leur migration vers le nord, ou les aider à préparer un procès. Tout ce qui pouvait contribuer à leur émancipation », poursuit la cinéaste qui s’est énormément documentée pour retranscrire au mieux l’affaire Emmett Till, tout en y injectant une part de romanesque proprement américaine.

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Humaniser Emmett

C’est donc aux côtés de cette figure méconnue mais ô combien essentielle du mouvement américain des droits civiques, à l’origine de la fondation du Regional Council of Negro Leadership (RCNL), que Mamie Elizabeth Till-Mobley, la mère d’Emmett, mènera son combat pour réclamer justice pour son fils. Mais aussi pour tous les Noirs américains.

C’était un gamin qui voulait jouer, rire et tout simplement exister. Je voulais que l’on se souvienne de son innocence enfantine

« Avant que l’on ôte la vie de mon fils et que la haine raciale ne s’abatte sur lui, je vivais paisiblement à Chicago sans me soucier de ce que pouvaient endurer les Noirs dans les États du Sud. Aujourd’hui, j’ai compris », dit-elle lors d’une allocution devant une foule d’Africains-Américains, peu de temps après le procès de Roy Bryant et J.W. Milam pour le meurtre d’Emmett Till, que ses proches surnommaient Bobo.

« Je voulais qu’Emmett ait toute son humanité. C’était juste un gamin qui voulait jouer, rire et faire des blagues, vivre et tout simplement exister. C’était la perspective que je voulais donner à Emmett quand on le voit à l’écran, que l’on se souvienne de son innocence enfantine », explique Chinonye Chukwu. C’est également ainsi que les membres de sa famille le décrivaient, comme une personne aimante et douce, qui aimait faire des farces.

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Le combat d’une mère

Mamie Elizabeth Till-Mobley, interprétée à l’écran par Danielle Deadwyler qui porte le film sur ses épaules de bout en bout, n’a pas élevé son fils dans la peur. Parce qu’à la ville, les Noirs peuvent vivre. Elle l’envoie passer l’été 1955 chez son oncle et ses cousins, qui vivent dans le delta du Mississippi, un État où la plupart des lieux publics sont soumis à la ségrégation et où l’on apprend aux Noirs à s’adresser aux personnes blanches sans créer de problèmes.

« On tue les Noirs pour bien moins que ça », alerte l’un des cousins de Bobo dans la fiction quand il s’aventure à interagir avec la vendeuse de Bryant’s Grocery & Meat Market, une épicerie de la ville de Money, dans laquelle il s’arrête pour acheter un bonbon. Une transgression qui ne tardera pas à être jugée inappropriée.

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 © Orion pictures/Universal Pictures

© Orion pictures/Universal Pictures

Le soir du 24 août 1955, Carolyn Bryant Donham, la femme du propriétaire de l’épicerie, tient la boutique. Elle déclarera lors du procès qu’Emmett Till l’aurait atouchée et harcelée. Des accusations vite démenties par des documents prouvant que l’adolescent s’est acquitté des quelques centimes que coûtaient son chewing-gum avant de quitter le magasin aussitôt. Une fois à l’extérieur de l’échoppe, il aurait émis un sifflement qui n’était pas adressé à madame Donham, selon les propos rapportés par ses cousins lors du procès.

Quatre jours après l’incident, Roy Bryant, le mari de Carolyn Bryant Donham, accompagné de son demi-frère J.W. Milam et d’une autre personne, forcent la porte d’entrée de la maison de l’oncle d’Emmett, à la recherche de ce dernier. Ils enlèvent l’adolescent et le torture à mort.

Emmett Till fait alors partie des nombreux Noirs américains à avoir été lynchés sans avoir eu la possibilité de se défendre au cours du siècle qui a suivi la guerre de Sécession. Sa mère le fera donc pour lui, pour que la vie des Noirs compte. Quand elle apprend l’enlèvement de son fils, elle contacte immédiatement les journaux. Peu de temps après sa disparition, le corps tuméfié et méconnaissable d’Emmett est retrouvé sur les bords de la rivière Tallahatchie. Roy Bryant et J.W. Milam sont inculpés pour enlèvement et pour meurtre.

Lorsque Mamie Till-Mobley apprend la mort de son enfant, elle réclame son corps. Le cercueil arrive en gare de Chicago peu de temps après le drame. « Il ne peut pas respirer », hurle de douleur, des sanglots lui enserrant la gorge, Mamie Till-Mobley à la vue du coffre en bois enfermant le corps de son fils. Une phrase sciemment choisie par la scénariste, convoquant directement les mots prononcés par George Floyd dans un souffle d’agonie alors qu’un policier appuie sur sa nuque avec son genou, avant qu’il ne succombe d’asphyxie.

Confronter l’Amérique à la violence du lynchage

Malgré la douleur de sa perte, Mamie Till-Mobley insiste pour que le cercueil scellé du cachet de l’État du Mississippi soit ouvert lors des funérailles, afin que l’Amérique se confronte à cet assassinat. Des dizaines de milliers de personnes viennent voir la dépouille. Les journalistes s’empressent de documenter les funérailles. L’un d’entre eux, le photographe David Jackson, prend le corps et le visage d’Emmett déformés par la haine raciale en photo. Des images témoignant de la violence du lynchage aussitôt médiatisées dans l’ensemble du pays.

« Mamie avait conscience du pouvoir des images, à une époque où la télévision commençait doucement à faire son entrée dans les foyers. Un outil qui lui a permis de diffuser son message au monde entier pour éveiller les consciences et galvaniser les populations à agir », résume Chinonye Chukwu. « Il faudra aller plus loin que le procès », recommande Dr T. R. M. Howard dans le film en s’adressant à Mamie Till-Mobley. Élever sa voix pour la cause des Noirs sera le combat de sa vie.

C’est un acte politique pour moi que de raconter une histoire qui se concentre sur l’humanité d’une femme noire

Elle rejoindra la NAACP et sera impliquée dans l’éducation des enfants défavorisés pendant quarante ans. Elle fondera notamment le Emmett’s Till Players, un groupe à destination des écoliers pour apprendre les discours des leaders noirs. « Les gens tentent toujours de nous déshumaniser, de nous tuer. C’est un acte politique pour moi que de raconter une histoire qui se concentre sur l’humanité d’une femme noire, indépendamment de celle, plus large, qui est retracée. Je voulais montrer une femme noire qui existe librement à l’écran, et ça, c’est est un acte radical », plaide la réalisatrice.

Seulement soixante-sept minutes de délibérations suffiront pour que les deux accusés soient acquittés du meurtre d’Emmett Till par un jury intégralement blanc. Deux mois après le procès qui s’est tenu en septembre 1955, les frères échappent au chef d’accusation d’enlèvement retenu à leur encontre. Ils n’avoueront que bien plus tard dans un article publié dans le magazine américain Look, contre rémunération, avoir conduit l’adolescent sur les bords de la rivière Tallahatchie, l’avoir abattu d’une balle dans la tête avant de le jeter à l’eau.

Mamie Till et sa mère Alma Carthan interprétées par Danielle Deadwyler et Whoopi Goldberg. © Orion pictures/Universal Pictures

Mamie Till et sa mère Alma Carthan interprétées par Danielle Deadwyler et Whoopi Goldberg. © Orion pictures/Universal Pictures

Génération Emmett Till

Si le procès est vain pour la famille Till, cet effroyable assassinat donne bientôt naissance à celle que l’Amérique surnomme la « génération Emmett Till », un mouvement de jeunes africains-américains qui se rassemblent lors de réunions et de sit-in pacifiques pour réclamer leurs droits et exiger un traitement égal aux Blancs face à la loi. Rosa Parks aurait par exemple renoncé à s’assoir au fond du bus en pensant à Emmett Till.

Quand Martin Luther King prononce son célèbre discours « I have a dream » lors de la Marche sur Washington en 1963, c’est le jour de l’anniversaire de l’assassinat d’Emmett Till. Depuis, le visage de l’adolescent est toujours le symbole de la lutte contre le lynchage. Le cliché poignant de David Jackson a de nouveau circulé au moment du passage à tabac de Rodney King en 1991, du meurtre de Philando Castile sous les balles d’un policier lors d’un simple contrôle routier en 2016, et de celui de George Floyd quatre ans plus tard.

Alors que l’Amérique dénombre toujours plus d’injustices raciales et de crimes faits à l’encontre des personnes noires par des groupes haineux ou par la police, elle n’affronte pourtant que bien tardivement son passé raciste. « La haine raciale est un problème persistant aux États-Unis », a rappelé Joe Biden lors de la signature, à la Maison-Blanche, de la loi faisant du lynchage un crime fédéral, 67 ans après la mort d’Emmett Till.

Emmett Till, le visage d’une révolution, de Chinonye Chukwu, en salles le 8 février.

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