Moussa Touré : « Aller à Cannes, c’est un bonheur et une lourde responsabilité »
Entouré de cinq réalisateurs venus du nord du continent, le Sénégalais Moussa Touré présente « La Pirogue », seul film subsaharien de la sélection cannoise, présenté ce dimanche 20 mai sur la croisette. Interview.
En 1975, le Sénégalais Moussa Touré travaille à Gorée, comme électricien, sur le tournage de L’Histoire d’Adèle H., de François Truffaut. En 1981, sur celui de Coup de torchon, de Bertrand Tavernier. En 1991, il réalise Toubab Bi et, six ans plus tard, TGV, avec Bernard Giraudeau. En 2012, il est à Cannes avec La Pirogue, un film sur la tragédie de l’immigration clandestine, à travers le regard d’un capitaine de pirogue de pêche dakarois chargé de conduire trente hommes en Europe, leur eldorado.
Jeune Afrique : Avez-vous été étonné que votre film soit sélectionné pour le Festival de Cannes ?
Moussa Touré : Au-delà du sujet d’actualité dont il traite, c’est un film humain, extrêmement touchant. Sa force réside dans l’émotion qu’il dégage. Il campe de jeunes Africains qui ne se voient aucun avenir. Pour ces démunis, l’horizon, qui s’étend pourtant à perte de vue, au-delà des mers, semble avoir définitivement cessé d’exister. Ma sélection à Cannes, je la dois en partie à mon épouse. Quand elle a vu le film, elle, d’ordinaire si introvertie, en a été ébranlée. Ses pleurs m’ont convaincu que je tenais le bon bout et que je pouvais le présenter sans complexe au monde du cinéma.
Seul Subsaharien présent sur la Croisette cette année, vous allez vous mesurer à des réalisateurs de renom. Comment le vivez-vous ?
C’est un bonheur et une lourde responsabilité, qui m’effraient et m’attristent aussi. Car, paradoxalement, cette désignation met l’accent sur les limites du cinéma africain, auquel je crois – ou veux croire. Nous avons des talents, de belles histoires, de sublimes paysages. Tous les ingrédients d’un cinéma de qualité sont réunis, mais, au fil des ans, le continent reste sous-représenté dans les festivals, y compris dans les plus modestes d’entre eux, faute de volonté politique et donc de moyens. C’est déprimant. Je vais à Cannes avec la fierté d’avoir franchi une étape dans mon parcours personnel, mais aussi avec l’appréhension d’étaler aux yeux du monde la misère de notre cinéma. Des institutions comme l’Organisation internationale de la francophonie font ce qu’elles peuvent, mais cela reste insuffisant.
Pourtant, il existe bel et bien, ce cinéma africain…
J’ai fait plusieurs films, d’autres avant moi aussi, à l’instar de Sembène Ousmane. Il existe donc. Mais peut-on parler de cinéma dans des pays où les salles font si cruellement défaut ? On devrait commencer par les rouvrir. Nombre de productions africaines n’ont jamais été projetées sur le continent. La Pirogue ne sera jamais accessible partout en Afrique.
Vous désespérez de ce cinéma ?
Parfois. Il y a néanmoins un espoir avec le cinéma nigérian, qui a compris qu’il pouvait créer un cinéma populaire en s’affranchissant des codes occidentaux. Qu’importe si la qualité esthétique n’est pas forcément au rendez-vous. Il plaît au public local. À l’image de la France, l’Afrique francophone préfère le cinéma d’auteur, sans avoir les moyens de ses ambitions. Je ne veux pas désespérer du cinéma africain, car je fais partie des réalisateurs privilégiés. J’ai reçu une avance sur recette du Centre national du cinéma et de l’image animée [CNC, NDLR]. Des chaînes comme Canal+, Ciné+ et TV5 Monde l’ont préacheté.
Sur le tournage de La pirogue, aucun des acteurs ne savait nager. J’étais responsable d’une centaine de vies!
Toutefois, aucun organisme cent pour cent africain n’a voulu contribuer. Je n’ai pas été tendre avec le régime d’Abdoulaye Wade. Il me l’a rendu en tentant de me mettre des bâtons dans les roues. Je n’ai obtenu l’autorisation de tournage qu’après avoir menacé le ministère de la Communication d’une conférence de presse.
Le sujet est sensible…
Certainement. Pour le gouvernement espagnol aussi. Sollicité, il a refusé de collaborer au film. Selon nos informations, Madrid avait accordé à Dakar une somme de 14 milliards de F CFA [plus de 21 millions d’euros], en contrepartie du rapatriement de ses ressortissants. Sauf que ces derniers n’en ont pas vu la couleur. À leur retour, ils n’ont reçu que 10 000 F CFA chacun, plus un sandwich.
La Pirogue est un film politique ?
Si présenter des faits s’apparente à faire de la politique, alors oui. Les jeunes continuent, au péril de leur vie, de transiter par la Mauritanie pour rejoindre l’eldorado européen. La jeunesse africaine doit être consciente des dangers qui la guettent.
Vous avez choisi de changer le scénario qui vous avait été présenté…
La première version du scénario était assez faible, au regard de la gravité du sujet. Éric Névé a mis deux années à lui donner plus de chair. La Pirogue débute par une scène de lutte, qui laisse deviner l’âpreté du thème. Très « bavard », le premier scénario s’ouvrait sur un mariage, avec de longs dialogues répétitifs. Je voulais un film silencieux, faisant la part belle à l’atmosphère, à l’expressivité des visages durant cette périlleuse aventure. L’atmosphère reste une des composantes de mon cinéma. Dans deux de mes précédents longs-métrages, je m’évertuais déjà à faire retentir le silence. J’extrais l’intériorité des êtres, avec délicatesse.
Vous vous êtes engagé à réaliser le film à condition qu’on vous accorde quelques libertés avec le scénario. Le producteur a dû s’inquiéter pour le budget.
Ma casquette de technicien africain habitué des films à faible budget l’a probablement rassuré. Il m’a laissé faire et a greffé à ma production les effets spéciaux, plus onéreux que le film lui-même [535 millions de F CFA]. Je suis incapable de vous dire combien il a coûté au final. Enfant de la pellicule pour avoir appris à tourner avec d’anciens modèles de caméra, je suis discipliné : nous n’avions que très peu de rushs.
Ce qui laisse supposer que vous étiez tous très bien préparés.
Nous avons répété chaque jour en pleine mer, pendant trois mois. Les acteurs connaissaient par coeur chaque séquence du film mais étaient prévenus que des changements imprévus surviendraient pendant le tournage, ce qui faisait monter l’adrénaline. En fait, je me suis largement inspiré de Master and Commander : de l’autre côté du monde, film américain de Peter Weir (2003), dans lequel deux navires s’affrontent sur l’océan Pacifique. La Pirogue est entièrement tournée sur la lagune, à Djifer (Petite Côte), vrai studio à ciel ouvert comme à Hollywood, mais adapté aux réalités locales. Au fond, on n’invente plus rien. Tous les films ont déjà été tournés un jour ou l’autre. Il faut simplement les recréer dans d’autres décors.
Avez-vous eu du mal à diriger les acteurs, pour la plupart non professionnels ?
Ils ont eux aussi regardé Master and Commander pour choisir leur rôle en s’identifiant à des personnages. L’Africain excelle dans l’art du mime. La première difficulté a consisté à les réunir dans un environnement « hostile » : aucun d’entre eux ne savait nager. Et nous n’avions pas le temps de le leur apprendre. De plus, pour la crédibilité du scénario, il était important qu’ils aient l’air angoissé. Je crois que le plus gros obstacle à ce film est heureusement resté enfoui en moi : ma propre peur. C’est sans conteste le film le plus difficile de ma carrière, car j’étais responsable de plus d’une centaine de vies.
Propos recueillis par Clarisse Juompan-Yakam.
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