Tunisie : la société civile se montre
Dans un contexte politique aussi complexe que confus et un environnement socioéconomique encore instable, la société civile tunisienne émerge, prend des initiatives et montre qu’elle est capable de mobiliser l’opinion.
Le drapeau tunisien sur les épaules, Kamel Jellouli est de toutes les manifestations. « Je suis là, et je le serai toujours, pour dire non aux mauvaises orientations », assène-t-il lors d’un rassemblement devant l’Assemblée constituante. Comme lui, des milliers de Tunisiens se mobilisent à l’appel de la société civile et constatent qu’ils sont de plus en plus nombreux à préférer les slogans et les bannières colorées aux discours austères des hommes politiques. « On dirait que les erreurs, le manque de cohérence des partis politiques et leurs éternelles divisions servent à grossir les rangs du tissu associatif, où ne se pose pas le problème du leadership, point sensible en politique », explique Nejla, une militante de l’association Forum citoyen.
De fait, le succès de mouvements militants – comme Doustourna (« Notre Constitution »), mené par Jaouhar Ben Mbarek, ou Kolna Tounes, conduit par Emna Mnif – dérange. Leurs dirigeants sont souvent pris à partie, diffamés ou agressés par des éléments antiprogressistes. Pourtant, la société civile, telle qu’elle s’organise et s’exprime actuellement, n’a que quinze mois. Sous Ben Ali, bien que refuge de l’opposition, elle n’avait pu s’ériger en contre-pouvoir. En l’absence d’une véritable liberté d’association et d’un débat politique réel, elle se contentait de faire de la figuration, comme la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) ou l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Clubs sportifs, associations caritatives ou dédiées à la propagande du régime formaient le plus gros du contingent des 9 000 associations qui dépendaient du pouvoir ou, du moins, ne pouvaient rien sans lui.
De manière spontanée et sans concertation, syndicats, associations d’avocats et d’artistes ont soutenu l’insurrection populaire déclenchée le 17 décembre 2010. La révolution a donc aussi été le fait de la société civile, laquelle ignorait ses pouvoirs et « avait oublié qu’elle avait participé à la lutte pour l’indépendance », observe un membre de la LTDH de Sousse. Dans l’effervescence postrévolutionnaire, près de 2 500 associations ont vu le jour, souvent avec la volonté de participer à la transition démocratique et de promouvoir la citoyenneté. Bus citoyen a sillonné le pays pour sensibiliser aux élections, Engagement citoyen a aidé les jeunes chômeurs à identifier des projets. Mais la plupart des associations ont été créées dans les régions avec des objectifs de développement social et professionnel. Elles répondaient à une demande locale, comblaient la défaillance de l’État et s’organisaient en collectifs.
"Des associations qui peinent à rester indépendantes"
Actives sur le terrain à travers leurs propres réseaux, les associations ont du mal à conserver leur indépendance. Certaines sont liées à un mouvement politique, comme Bachaer el-Khaïr ou Academy Dar el-Hadith Bi Tounes, proches du parti islamiste Ennahdha. Karima Brini, représentante de Femmes et Citoyenneté du Kef, attire l’attention sur « le danger de la politisation du travail associatif, d’autant qu’il est déjà difficile d’expliquer ce qu’est la société civile à des gens qui en ignorent tout. Il y a parfois une certaine immaturité des associations qui peinent à rester indépendantes ».
Les difficultés incitent aussi à la créativité ; l’association Égalité et Parité diffuse un spot mettant en relief les paradoxes du hidjab en Tunisie, tandis qu’Action et Développement solidaire propose de la formation et que des associations religieuses invitent des prédicateurs. Cependant, le pays est en crise, les subventions de l’État se sont taries ; bien que les avis soient partagés sur les financements étrangers, ce sont bien les dons des militants et des pétromonarchies du Golfe qui ont rempli les caisses des associations islamiques, tandis que les organisations non gouvernementales (ONG) et les associations citoyennes ont bénéficié des quelque 8 millions d’euros d’aide de la France, de l’Allemagne, de l’Union européenne et des États-Unis. Mais ce qui est sans prix, c’est bien la volonté des bénévoles : disponibles, actifs, inventifs, même s’ils s’essoufflent. « On se reposera plus tard. Pour le moment, nous défendons notre présent et notre avenir ; la Constitution s’écrira aussi avec les démocrates », lâche Habib, un membre de Doustourna.
Le poids de l’UGTT
Si la société civile apparaît parfois comme une nébuleuse aux actions sporadiques, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), elle, reste la force fédératrice capable, comme lors du 1er mai, de réunir 80 000 personnes à Tunis. « On compte sur l’UGTT. Ses militants sont des patriotes. Eux seuls peuvent infléchir les positions du gouvernement. Dans cette phase de transition, les centrales syndicales sont essentielles », explique Mondher Belhaj Ali, un indépendant. Mais le patronat révèle aussi son côté militant ; Wided Bouchamaoui, présidente de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), met l’accent sur le concept de l’entreprise citoyenne (voir aussi p. 70), tandis que la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect) travaille sur les principes de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Enfin, la société civile s’est dotée d’une nouvelle force : l’Assemblée constituante civile (ACC). Son président, Slaheddine Jourchi, considère qu’elle est « la plus grande coalition d’associations et que ses importantes ressources humaines doivent impérativement se muer en une force de pression durant cette phase de transition démocratique ».
Catalyseur de changement, la société civile tunisienne, rajeunie, indépendante et rebelle, fait preuve d’un esprit constructif et entend être une force de proposition participative au moment où le pays refonde son identité institutionnelle et politique. Les élus l’écouteront-ils ? L’avenir le dira.
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Frida Dahmani, à Tunis
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